La voie marocaine de la démocratisation au prisme de la transitologie
Pré-requis – acteurs – processus
Argumentaire :
Le politique national, comme ailleurs dans les pays de l’aire culturelle arabo-musulmane, a très souvent fait l’objet d’approches le frappant d’inaptitude génétique à la démocratie ou, dans le meilleurs des cas, d’absence de pré-requis culturels, économiques et institutionnels à la démocratisation.
Mieux, faute d’avoir rejoint la troisième vague des démocratisations qui ont fait leurs preuves en Europe de l’Est et en Amérique latine depuis le début des années 90, les politiques arabes de sortie de l’autoritarisme participent, s’il faut en croire des transitologues comme Philippe C. Schmitter ou Michel Camau, d’une logique de « transitions par imposition » ou, plus proprement, de processus radicalement soumis à la raison instrumentale et aux agendas des seules classes gouvernementales. Des régimes (comme ceux de l’Égypte, Jordanie, Koweït, Tunisie, Maroc), seraient eux-mêmes à l’origine de changements dont ils maîtriseraient l’ampleur et la portée de telle manière que la libéralisation soit le moyen de faire obstacle à la démocratisation. Ces diagnostics pessimistes prennent appui sur de solides arguments : culture de sujétion et hégémonie des réflexes de clientèle ; circuits distributifs peu propices à l’émergence d’une classe moyenne « locomotrice » ; instrumentalisation de la société civile, faible intégration des exigences procédurales et institutionnelles de l’action publique ; pratiques juridiques hybrides et judiciarisation incomplète des conflits sociaux, etc.
Au Maroc, la sortie du despotisme, organisée de façon architecturale depuis la fin des années 90, peut s’analyser comme une réponse institutionnelle à ces impasses. Elle a, de ce fait, engendré un nouveau cycle de négociation stratégique entre des acteurs soucieux d’engager désormais leurs luttes dans les institutions plutôt que sur celles-ci. Les élites politiques, qui ont connu un renouvellement substantiel au double plan générationnel et sociologique, s’inscrivent alors dans une approche consensuelle qui permet à tous, ou du moins à ceux les plus forts, de contribuer à la construction du projet de transition pour en tirer parti en termes de ressources de légitimation et de mobilisation. Ces négociations, implicites ou explicites, s’étendent plus tard à une partie de la mouvance islamiste et, pratiquement, à toutes les composantes de la gauche radicale.
L’œuvre d’institutionnalisation, qui se poursuit, se solde par un bilan sur lequel il n’est pas aisé de se prononcer. D’un côté, des dossiers restés de longue date sans issue accèdent à l’agenda gouvernemental et leur implémentation commence à avoir un impact pédagogique significatif sur les intervenants publics, impliquant par là-même un processus inédit d’apprentissage et d’implantation des prérequis à la démocratisation : procéduralisation des politiques publiques, intégration accrue des impératifs de l’ethnicité, du genre et de l’inclusion sociale, traitement à froid de la mémoire politique et de la violence d’Etat, judiciarisation des conflits sociaux, etc. de l’autre côté et parallèlement à ces chantiers, dont on sait qu’ils ont augmenté les « indices de démocratisation » du Royaume comparé à ses homologues arabes, il est possible d’identifier des zones d’incertitude que le système politique hésite encore à traiter selon la même logique que celle sous-tendant son discours sur la transition. Pour preuve : sursis à la réforme constitutionnelle comme priorité de l’agenda public, autonomisation radicale des circuits productifs et faible impact social des privatisations, fétichisation du consensus comme plate-forme programmatique et raison d’Etat, marchandisation de la culture, sur-invocation de la conscience nationale, hypertrophie de la raison sécuritaire, etc.
Cette gestion incrémentale des exigences de la transition en dit long sur le style d’un pouvoir d’État soucieux de planifier sa sortie du despotisme sans perdre politiquement la face ou le contrôle sur la société. Et pour cause. C’est le propre d’une politique incrémentale que de proposer des réajustements adaptatifs où les solutions sont faites à la fois de sédiments du passé et d’anticipations volontaristes, et c’est en cela que les transitions sont différentes des révolutions.
L’objet de l’atelier thématique est de focaliser la lumière sur les logiques sous-jacentes à la « voie marocaine de démocratisation », non point pour la cataloguer ou la réduire à un cliché scientifique quelconque, mais pour en dégager l’historicité, la signification archétypale et les traits dominants. L’atelier procédera donc à rebours des analyses normatives consistant à évaluer des « vécus sociaux » à l’aune de théories clé en main. Plutôt que de soumettre l’expérience marocaine aux schèmes de la transitologie, ce sont les capacités heuristiques et explicatives de celle-ci qui devraient être testées et mises à l’épreuve des réalités marocaines. Autrement dit, il s’agira de savoir en quoi les cadres épistémologiques et théoriques proposés par la transitologie, la consolidologie et, d’une manière générale, les théories de la démocratisation sont capables de rendre compte des dynamiques de changement à l’œuvre dans le Maroc d’aujourd’hui.
Un autre impératif, relatif au rapport à l’action et aux acteurs, mérite d’être pris en compte. Plutôt que de s’approprier les postures téléologiques et instrumentales des acteurs, de reproduire les problématiques et les stéréotypes pratiques de ces derniers ou de s’aligner radicalement et sans réflexivité sur des recettes suggérées par des théories ou des formes de vie déterminées, la réflexion au sein de l’atelier aura pour tâche de reconstruire de façon distanciée et dans une approche pluridisciplinaire le rapport du Maroc politique à la question de la démocratisation. Pour ce faire, une série d’interrogations indicatives, qui restent à traduire en axes de recherches, permettra d’orienter le débat au sein de l’atelier :
– Repères épistémologiques de la transition : Existe-il, parmi les différents paradigmes de la transitologie, un cadre d’explication qui serait le mieux adapté pour caractériser la « voie marocaine de la démocratisation » ?
– Temporalités de la démocratisation : Sommes-nous encore au Maroc en présence d’un processus de sortie de l’autoritarisme (transitologie) ou dans une étape de formation et de consolidation d’un acquis démocratique qui est en passe de s’affiner (consolidologie) ?
– Acteurs et logiques de la construction démocratique : le processus de transition à l’œuvre relève-t-il d’une logique de construction d’en haut (hypothèse de la démocratisation octroyée), d’en bas (démocratisation imposée) ou d’une logique croisée (démocratisation négociée) ?
– Culture politique et démocratisation : Le travail d’institutionnalisation relativement significatif s’est-il accompagné au Maroc d’une certaine érosion des habitus culturels de l’élite politique marocaine ?
– Démocratisation et rapport à l’extérieur : La transition à la marocaine devrait-elle s’analyser comme un processus auto-entretenu soumis à la seule historicité du système politique marocain ou plutôt comme un effet d’appropriation de l’agenda international ?
– Politiques publiques et transition : Comment s’opère au Maroc l’articulation entre les exigences fonctionnelles de la transition et l’agenda gouvernemental global et sectoriel ?
– Transition et prérequis constitutionnel : Pourquoi, en dépit de son caractère hautement déterminant, le cadre constitutionnel a-t-il tardé à se réélaborer pour s’adapter à la nouvelle configuration politique du Royaume ?
– Transition et prérequis économique : La libéralisation économique et les circuits productifs fonctionnent-ils en rupture ou en harmonie avec les logiques de redistribution et de péréquation à la base du discours sur la démocratisation ?