Sahara occidental et historicité de l’identité nationale au Maroc

Introduction

Les concepts de la nation et de l’identité nationale peuvent, à la fois, désigner tout et rien . Ces deux notions relèvent de l’ordre des constructions discursives et mentales , d’autant plus que le terme identité renvoie à une multitude de paramètres sociaux, linguistiques, religieux, ethniques, collectifs ou psychologiques, tandis que le vocable « nationale » renvoie à un concept fort controversé en sciences sociales qui est celui de la nation et du nationalisme.

En partant de la définition avancée par Ernest Gellner, la nation serait plutôt une construction faite sur la base des convictions, de fidélité et de solidarité des hommes , alors que le nationalisme serait « (…) une théorie de légitimité politique qui exige que les frontières ethniques ne devraient pas s’opposer avec les frontières politiques, comme elles ne devraient surtout pas distinguer les détenteurs du pouvoir du reste de la population au sein d’un Etat donné » , c’est-à-dire un principe politique qui établit une congruence entre l’unité nationale et l’unité politique . En termes moins abstraits, le nationalisme tend à l’établissement d’une congruence entre la culture et le gouvernement qui revient à doter celle-ci d’un périmètre politique qui lui est propre . Sur ce point, on peut suggérer avec Antony D. Smith que la nation « (…) est une population nommée qui partage historiquement un territoire, des mémoires et des mythes communs, une culture publique standardisée, une économie et des droits légaux ainsi que des devoirs pour tous les membres de la collectivité » . L’identité nationale, qui résulterait au fait de la diversité et de l’ensemble des identités individuelles et groupales, suppose une sorte de communauté politique qui nécessite, à son tour, au moins certaines institutions communes et un seul code des droits et des devoirs pour tous les membres de la communauté. Elle suggère également un espace social déterminé et un territoire bien délimité et borné, avec lesquels les membres s’identifient et auxquels ils se sentent liés .

Eu égard à ces éclaircissements théoriques, il est possible d’appréhender l’identité nationale marocaine dans la durée, dans ses formes d’articulation avec l’Etat et dans ses expressions les plus diverses. Il serait également facile de comprendre comment arrive-t-on à gérer ce qui semble être ingérable dans l’imaginaire collectif marocain : le mur de protection stratégique. Comme il serait plus aisé de faire une prospection de l’avenir de la particularité sociétale sahraouie dans l’espace marocain, maghrébin, africain et international.

I. sociogenèse de l’altérité identitaire marocaine

selon l’approche d’Antony D. Smith considère que pour exister, l’identité nationale d’un peuple requiert la réunion de cinq conditions essentielles : un territoire historiquement partagé ; des mythes fondateurs et une mémoire collective historique ; une culture commune ; une économie commune et enfin un pouvoir politique capable de préserver les droits et d’imposer les devoirs aux membres de la collectivité nationale . C’est dire que l’identité nationale d’un peuple reposerait sur la réunion des critères géographiques, psychologiques, culturels, économiques et politiques. A partir de là, il semble possible de saisir en quoi consiste l’identité nationale marocaine, qui se traduit souvent dans ce que Pierre Bourdieu dénomme l’habitus guidant le comportement sociopolitique des marocains sans qu’ils ne s’en rendent compte, c’est-à-dire dans leur propre façon de percevoir et de concevoir le monde, ainsi que dans leur façon de se percevoir et de se concevoir dans ce monde. Cela dit, il n’est pas hasardeux que les citoyens marocains standards se référent presque instinctivement à l’histoire millénaire de leur être-ensemble pour parler de leur identité nationale. Cette référence constante à la profondeur historique de la nation marocaine constitue une donnée essentielle pour la compréhension de l’historicité de l’être-ensemble marocain.

Il est fort significatif de noter qu’au Maroc, la référence à l’identité ethnique de la population n’a jamais constitué un critère pour appréhender l’identité nationale. Cela s’explique probablement par la forte hétérogénéité ethnique de la population qui avait connu un fort métissage tout au long de son histoire, entre les éléments berbères, négro-africains, arabes, européens et asiatiques. Toutefois, il n’existe aucun doute que le substrat ethnique de base de la société marocaine était formé de berbères , auxquels se sont ultérieurement ajoutées et mêlées d’autres composantes ethniques. Historiquement, le Maroc était un lieu de passage, de brassage et de confrontation de beaucoup de peuples et d’ethnies. Les Berbères, les Phéniciens, les Romains, les Vandales, les Africains, les Arabes, les Andalous, les Français, les Espagnols, les Américains et les Anglais sont tous passés par là, et ont laissé leurs traces matérielles et symboliques dans l’être en commun et dans l’univers symbolique des Marocains. Il est clair que pour exprimer leur identité collective, ces derniers se réfèrent à leurs cultures communes qui sont les univers symboliques et psychologiques qui les unissent et avec lesquels ils s’identifient. Ces univers se composent d’abord de leurs langues communes de communication et d’expression de leur propre intimité . On sait d’ailleurs à quel point la langue est un élément fondamental pour la cohésion d’un groupe et l’expression de son identité collective, grâce notamment au mécanisme d’affiliation qu’elle génère, c’est-à-dire grâce aux valeurs qu’elle arrive à véhiculer et à transmettre dans le temps entre les membres du groupe . L’Amazighe, par ses trois composantes, Tarifite, Tachelhit et Tamazight, ainsi que le dialecte marocain qui serait un aboutissement de l’interaction historique entre l’arabe et l’amazigh – laquelle avait permis une « amazighisation » systématique du vocabulaire arabe par un délaissement de la grammaire et par l’incorporation de significations originellement amazighes – constituent les langues maternelles quotidiennes des marocains. Le rapport ontologique des marocains avec la langue arabe provient essentiellement de leur attachement inébranlable à l’Islam, d’une part, et au fait que la langue arabe classique était celle du livre sacré, le Coran. Du coup, dans l’imaginaire collectif marocain, la sacralité de la langue arabe dérive directement de la sacralité du Coran. Car, pour mieux comprendre la parole de Dieu, les Berbères devaient maîtriser la langue du prophète Mohammed et du Coran. Ainsi, l’identification à la langue arabe est, en premier lieu, une identification à l’Islam, mais en aucun cas au nationalisme arabe comme le voudraient certaines élites politiques nationales. Elle se manifeste d’abord, et surtout, comme une solidarité religieuse qui peut toutefois, dans certaines situations, se convertir en solidarité politique comme c’est le cas dans le conflit arabo-israélien . Il faut, tout de même, noter que cette situation avait été bouleversée par l’avènement du Mouvement national à partir des années 1930. Celui-ci, avait fait de la langue arabe un instrument de lutte politique pour l’indépendance, et de l’arabisation une idéologie de domination sinon de lutte pour la domination politique après l’indépendance. En effet, durant cette période, le processus d’arabisation de l’Etat, qui est certes relativement ancien par rapport à la colonisation, s’était accéléré, en particulier à cause de l’adoption d’une politique linguistique d’arabisation de l’administration et de l’enseignement.

Ces deux composantes linguistiques historiques s’étaient enrichies avec l’apport des langues, française et espagnole, sous l’effet d’un contact asymétrique et forcé, mais déterminant, dû à la situation coloniale à partir du 19ème siècle. Il s’en est suivi que l’amazighe et le dialecte marocain avaient incorporé le français et l’espagnol de telle sorte qu’ils étaient considérés comme des langues de la modernité et tenus, de par ce statut, de compléter leurs lacunes et leurs déficits pour rendre compte de la modernité. Par ailleurs, ces deux langues offraient aux élites la chance de se démarquer par un discours modernisant pratiqué dans les langues de la modernité que sont le français et l’espagnol, comparativement à une foule qui s’exprime par des langues de la spontanéité et de l’intimité, en l’occurrence l’amazighe et le dialecte marocain. Cela se passe comme si les langues française, espagnole et arabe classique, étaient l’expression linguistique et discursive du prestige matériel et symbolique des nouvelles élites politiques en quête de pouvoir et de reconnaissance.

C’est dire que la diversité linguistique inclusive, traduit, en premier lieu, une identité culturelle nationale hétéroclite, mais incontestablement cohérente et solide, puisqu’elle résulte non pas de la somme des sous-identités linguistiques et régionales nationales mais de leur interaction, de leur hybridation et de leur inclusion indépendamment des discours politiques ou culturalistes. Dans ce sens, l’identité culturelle proclamée par certains groupes ne peut aucunement être assimilée à l’identité nationale, qui elle, est plus vaste . A cette diversité linguistique nettement remarquable se sont ajoutées des identités culturelles fortement omniprésentes, bien que sous des formes beaucoup moins visibles, comme si elles étaient intériorisées pour se manifester comme des extériorités domptées et maîtrisées. Les apports culturels négro-africains, juifs et andalous restent nettement ancrés dans l’imaginaire collectif et dans le comportement quotidien des marocains. Ces cultures trouvent leur place dans les arts et les manières de vivre marocains. La musique Gnaouie qui est fondamentalement africaine, et la musique andalouse et le Melhoune restent fortement imprégnés par l’héritage judéo-andalou, devenu désormais une composante essentielle de la culture nationale. Les arts culinaires, vestimentaires et décoratifs marocains sont eux aussi profondément marqués par ce brassage interculturel très remarquable.

Curieusement, pour des raisons historiques, il semble que les univers symboliques du Maroc aient été nettement plus influencés par les courants culturels venus du Sud et de l’Est plutôt que par ceux venus du Nord. L’omniprésence du Sahara et de ses arts de vivre dans l’imaginaire collectif national, se justifie d’abord par le fait que l’Islam est une religion du désert qui a été portée et propagée par des hommes venus du désert. Elle se justifie aussi par le fait qu’historiquement ce sont des dynasties puissantes issues de cette zone, comme les Almoravides, les Almohades et les Alaouites qui avaient gouverné le pays, avec ce que cela pouvait entraîner au niveau des cultures et des valeurs symboliques pour la population. Elle se justifie également par le déclin du commerce maritime de l’Empire et sa substitution par le commerce avec le Sud, c’est-à-dire avec l’Afrique. Ajoutant à cela, les menaces européennes qui pesaient lourdement sur les côtes marocaines avaient généré une réaction de repli sur soi et d’orthodoxie religieuse et cultuelle aussi bien chez les élites que chez les masses. Cette situation devrait finir en principe avec la colonisation du Maroc, mais ses effets restent encore perceptibles au niveau de l’univers symbolique des marocains et de leurs comportements. Cela peut facilement se constater dans le rapport de méfiance que les marocains ont développé avec la mer et les produits qui en dérivent . Ce rapport peut se vérifier également par l’emplacement intérieur, des grandes capitales historiques marocaines, Fès, Marrakech et Meknès sur la route commerciale avec l’Afrique.
Dans cette perspective, le Roi Mohammed VI avait dés son intronisation saisi l’importance cruciale que revêt la question de la pluralité et de la multidimensionnalité de l’identité nationale, ainsi que son articulation indispensable avec une nouvelle conception du pouvoir politique, plus respectueuse des valeurs universelles de la démocratie et des droits fondamentaux des individus et des groupes .

Il va de soi, qu’au-delà des considérations symboliques et psychoaffectives, qui sont très importantes mais non déterminantes dans la formation de l’identité nationale marocaine, celle-ci aurait pu rester un simple agrégat sans forme institutionnelle précise, de sentiments d’identification et d’appartenance symbolique chez les masses. Car l’identité nationale suppose un support politico-bureaucratique qui est l’Etat, avec des limites bien circonscrites dans l’espace, pour prendre une forme .
II. L’agencement historique de l’identité et l’État nationale au Maroc

Bien que tout le monde s’accorde sur la spécificité du pouvoir politique au Maroc, la question de son historicité pose un problème aux chercheurs suivant leurs approches théorico-idéologiques. Ainsi, trois grandes tendances semblent apporter des éléments de réponse à cette question. Une tendance qui requiert une adhésion plus ou moins large des intellectuels marocains et français, selon laquelle la naissance de l’Etat marocain coïnciderait parfaitement avec l’avènement de la dynastie Idrisside au 8ème siècle. Il serait par conséquent évident que la profondeur historique de l’Etat marocain soit fondamentalement islamique, datant de 1200 ans. Sa spécificité proviendrait alors essentiellement de l’Islam et de la langue arabe qui ont fourni les éléments nécessaires à la cohésion sociale et à la continuité de la légitimité de l’Etat. Une deuxième tendance, issue directement des interprétations avancées par la sociologie coloniale au sujet de la crise de l’Etat au 19ème siècle et au début du 20ème siècle, semble se focaliser sur le paradoxe de la stabilité de l’Etat face à la discontinuité de son pouvoir politique. La troisième tendance insiste plutôt sur la profondeur multimillénaire de l’Etat marocain, puisque celui-ci avait précédé l’avènement même de l’Islam et fonctionne sur des bases plutôt sociologiques et culturelles que fondamentalement religieuses.

En fait, les deux premières thèses semblent résister mal à une analyse critique, ne serait-ce que sommaire. Partir du postulat de base que l’Etat au Maroc serait une création post-islamique paraît irréel pour plusieurs raisons : Ce postulat n’a pas de fondement historique, car il suppose que l’être et l’agir en commun, ainsi que la mémoire collective et symbolique des marocains n’ont vu le jour qu’à la suite de l’avènement de la dynastie Idrisside, ce qui rejoint ipso facto la thèse réinventée de l’histoire nationale inculquée jusqu’à une date récente aux élèves dans les écoles. Selon cette histoire, les premiers habitants du Maroc seront les berbères (ou barbares), fils de « Mazighe » qui avaient un jour émigré de l’Ethiopie en passant par le Yémen pour s’installer au Maroc. Il est évident qu’en faisant table rase de l’histoire et de la mémoire culturelle préislamique du Maroc, cette thèse ne saurait rendre aucunement compte ni de l’identité nationale ni de la genèse de l’Etat au Maroc. Car, elle se fonde sur une théorie quasi religieuse de la légitimité du pouvoir politique. Or, dans la pratique, il n’est pas vérifié que la religion, à elle seule, puisse fournir une quelconque légitimité politique inébranlable à ceux qui gouvernent. Sinon les Sultans marocains n’auraient pas peiné durant des siècles pour assurer la stabilité politique de leur pouvoir, et aucune dissidence n’aurait été possible sous peine d’hérésie religieuse et d’apostasie.

La deuxième tendance se situe, quant à elle, en filiation directe avec la sociologie coloniale et l’approche segmentaire qui érige l’Etat en une extériorité politique presque antinomique, en constante opposition avec l’intériorité sociologique qui est la tribu. Il faut reconnaître que malgré la pertinence des explications et analyses avancées sur la nature et le fonctionnement de la société et de l’Etat au Maroc précolonial, celle-ci souffre d’un ethnocentrisme d’une instrumentalisation politico-idéologique avérée de ses concepts de base, ce qui entache fortement ses objectivations subjectivantes, c’est-à-dire sa scientificité même. Il est certain que cette tendance, de par sa « décontextualisation » temporelle et spatiale délibérée de l’immobilisme/archaïsme de l’univers politique marocain, écarte toute perspective historique ou même conjoncturelle qui aurait pu ou dû intervenir dans son évolution . Car, le schéma avancé est celui d’une société tribale, fonctionnant selon des coutumes stables, et d’un système politique dont la congruence avec son contexte sociologique ne paraît pas toujours préalablement acquise . Cette thèse semble être, plus ou moins, valable pour expliquer le fonctionnement du système politique marocain précolonial (des 18ème et 19ème siècles). Toutefois, elle reste incapable d’expliquer sa continuité et sa stabilité dans le temps ainsi que ses évolutions ultérieures . Il est d’ailleurs clair que l’analyse sociohistorique du système politique marocain montre à quel point, les procédés de médiation et de négociation constituaient des données politiques qui lui sont intrinsèques et primordiales, aussi bien pour sa survie que pour son fonctionnement routinier . Car, la légitimité politique dont bénéficierait le régime au Maroc ne saurait être qu’un aboutissement historique évident de la négociation permanente des modalités du pouvoir politique entre les différents protagonistes sociopolitiques.

La troisième tendance de la profondeur historique préislamique soutient que les traditions politiques marocaines ne peuvent être le fruit d’un hasard historique, lié à l’installation des Idrissides, ou à l’avènement de l’Islam au Maroc. L’Etat et les traditions politiques marocaines ont existé bien avant l’Islam, et sont surtout l’aboutissement de la dynamique sociologique et politique foncièrement endogène, c’est-à-dire d’une historicité locale inexorablement attestée. La particularité du système politique marocain émanerait alors surtout de la particularité du contexte sociologique national.
Cela dit, ce que les « segmentaristes » appellent volontiers une contradiction ontologique entre l’Etat et la société marocaine, n’est, en réalité, qu’une interprétation grotesque du polycentrisme politique qui était en pleine crise sous l’effet de l’intervention coloniale et du contact asymétrique avec la modernité politique centralisatrice. En fait, ce qui est interprété comme une dissidence des tribus n’était que le résultat d’un long processus d’affaiblissement et de désagrégation de l’État et de ses ressources sous l’effet déstructurant de la modernité occidentale et de la colonisation. Rappelons à cet enseigne, que la monétarisation des échanges économiques avait considérablement appauvri l’Etat et, de surcroît, les tribus qui n’avaient de choix que de résister pour échapper aux impôts de plus en plus lourds à supporter.

La légitimité et la centralité de la monarchie, au point d’en faire un élément essentiel de l’identité nationale marocaine, découlent donc de son acception sociologique en tant qu’incarnation de l’être et de l’agir ensemble marocain. Ce qui démontre, si besoin était, que la monarchie marocaine est fondatrice de la nation marocaine. Car, en se dotant d’une monarchie, les marocains s’étaient munis d’une représentation personnifiée et personnalisée du pouvoir politique et de leur identité nationale. Alors que cela était impensable dans d’autres pays, il était historiquement possible pour les marocains d’assumer leur altérité au sein d’un Etat dont le Souverain constituait le centre, en sa double qualité d’unificateur et de garant de la diversité , conformément au schéma arendtien d’unité dans la diversité . Il faut tout de même signaler que la notion de l’Etat centralisé, conformément au modèle jacobin, n’a fait son éruption au Maroc qu’avec l’instauration du protectorat français en 1912. Cet Etat n’avait pu étendre réellement son pouvoir sur tout l’espace social national qu’après l’indépendance, grâce notamment aux moyens techniques et administratifs modernes légués par le colonisateur .

Il n’est pas un hasard qu’au Maroc, l’une des fonctions essentielles de l’institution monarchique, qui incarnait d’ailleurs l’Etat et sa souveraineté, était celle de la défense de l’unité territoriale de la patrie et la garantie de son unité . Et c’est de là que la Monarchie tire sa légitimité politique et arrive à se placer au centre même du système politique national. Car, c’est justement grâce à la fonction religieuse sacro-sainte de la défense de l’unité et de l’intégrité du territoire national qu’elle arrive à mobiliser, à concentrer entre ses mains et à redistribuer aussi bien les ressources matérielles que symboliques. Une telle capacité de mobilisation, de concentration et de redistribution du pouvoir politique et symbolique aurait été impossible si la Monarchie ne disposait pas, dès le commencement, d’un capital symbolique assez fort auprès des Marocains, convertible en cas de besoin en capital matériel, c’est-à-dire en pouvoir politique et économique. Il s’ensuit que l’identité nationale marocaine en tant que « processus de reconstruction du sens » , connaît une évolution sans cesse. L’âme qui vit dans la nation marocaine n’est pas univoque, elle est complexe et composite mais aussi fragile comme les sédiments géologiques. Au fond, il y a le substrat amazigh auquel se sont ajoutés l’Islam et des cultures comme la culture judaïque, africaine, arabe, asiatique et latine. Il y a aussi les valeurs modernes universelles et transnationales qui sont intériorisées par une grande partie de la jeunesse et des élites intellectuelles. Les valeurs démocratiques et des droits de l’Homme, les valeurs écologiques et altermondialistes et les valeurs du genre, sont devenues des valeurs indispensables à l’identité nationale marocaine moderne.

III. les configurations de l’altérité identitaire au Maroc postcolonial

Si l’unité politique constitue un élément essentiel dans l’imaginaire collectif marocain, il va de soi que l’altérité régionale et culturelle est un élément non moins essentiel pour les marocains. Certes, la perception politique unitariste et nationaliste, largement répandue chez les dirigeants des pays du tiers monde nouvellement indépendants, avait aussi influencé les élites politiques nationales.

Comme dans d’autres pays de la région arabe, le nationalisme marocain s’était basé sur le triptyque : Islam, arabisme et monarchisme . Ces trois éléments étaient compris et reconstruits selon le modèle monolithique classique qui insiste sur le principe d’unicité de l’Islam, de la nation arabe et de la monarchie. En fait, si l’arabisme était accepté par la quasi-totalité des élites politiques nationales comme étant une référence naturelle et logique de l’identité nationale, sa version baathiste faisait l’objet d’une divergence, pour ne pas dire d’une méfiance, chez une frange importante des élites politiques nationales, à cause notamment de son radicalisme idéologique et de ses implications géostratégiques, jugés comme incompatibles avec l’esprit et les traditions de modération et du pragmatisme politique nationaux.

Les dirigeants politiques marocains seront amenés progressivement à prendre leur distance vis-à-vis de la perception nationaliste baathiste de l’identité nationale. L’avènement au trône du Roi Mohammed VI semble vraisemblablement constituer le moment décisif de rupture avec cette perception de l’arabité de l’être marocain. Il faut dire que le Souverain s’était lui-même engagé dans le processus de modernisation politique global qui allait déboucher sur quatre événements politique est symboliques majeurs dans l’histoire nationale : La création de l’Institut Royal de la Culture Amazighe (IRCAM) en octobre 2001, et l’entrée en vigueur du nouveau Code de la Famille en février 2004, l’adoption de la nouvelle constitution le 29 juillet 2011 et la création du conseil national des droits de l’Homme le 20 septembre 2011. Ces quatre événements sont venus corroborer un processus antérieur de réconciliation politique, amorcé depuis 1999 et qui consistait non seulement en une reconnaissance expresse de la responsabilité de l’Etat dans les atteintes aux droits de l’Homme durant les années de plomb, mais aussi et surtout sa reconnaissance de l’altérité identitaire comme une caractéristique intrinsèque de la société et de l’État au Maroc. La nouvelle constitution explicite clairement cette reconnaissance en stipulant dans son préambule que « le Royaume du Maroc entend préserver son identité nationale … une et indivisible. Son unité, forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen. ». Et dans son article 5 « l’amazighe constitue une langue officielle de l’État, en tant que patrimoine commun à tous les Marocains sans exception… L’État œuvre à la préservation du Hassani, en tant que partie intégrante de l’identité culturelle marocaine unie, ainsi qu’à la protection des expressions culturelles et des parlers pratiqués au Maroc. »

Il en ressort que l’enjeu politique actuel du Maroc n’est pas la reconnaissance normative et institutionnelle de l’altérité politique, culturelle et sociale, puisque ce stade semble être déjà dépassé, mais sa consécration sociopolitique et sa consolidation par un support économique qui lui permettra de se reconnaître et de se faire reconnaître. Cela revient, en quelque sorte, à adopter l’approche Bourdieusienne selon laquelle « (…) l’existence réelle de l’identité suppose la possibilité réelle, juridiquement et politiquement garantie, d’affirmer officiellement la différence » . Dans cette perspective, il semble que les différentes formes d’identités et d’identifications qui avaient du mal à s’exprimer auparavant dans l’espace public national, ont toutes les chances d’évoluer en toute normalité. Ainsi, toutes sortes d’identités, politiques, gauchistes, islamistes, culturalistes, régionalistes, maraboutiques, sportives, corporatistes ou féministes, semblent désormais acquérir la plénitude de leur droit de cité, tant sur le plan politique que sociologique.

Cette dynamique modernisatrice de la société marocaine avait permis de légitimer et de légaliser une grande partie des mouvements politiques et culturels évoluant, d’une façon ou d’une autre, dans l’espace public national. Leur légitimation s’était faite sur la base de quatre critères considérés comme des valeurs sacrées de la nation marocaine, et qui ne sont qu’une autre manière de désigner ce qui est « politiquement correct » au Maroc : l’Islam, l’intégrité territoriale, la Monarchie et la non violence politique. Partant de ce seuil du politiquement correct, toute forme d’identité devient politiquement et socialement négociable. Car, à partir du moment où un groupe cherche à se légitimer et à se faire reconnaître dans sa différence, sans que cette différence ne s’oppose à ces valeurs, il est non seulement officiellement reconnu, mais aussi protégé, voire encouragé. Il s’agit là, conformément aux modèles démocratiques, d’un processus de négociation et de renégociation permanente du sens donné à l’identité défendue. Cela signifie essentiellement un passage, souvent tumultueux mais possible, de la logique de révolution à la logique de l’évolution. Autrement dit, lorsqu’un groupe cherche à imposer son identité et sa perception du monde à la totalité de la société , il est confronté aux choix de la méthode d’action et au seuil même de sa tolérance de l’altérité. Les exemples de ce tiraillement entre la méthode d’action et le seuil de la tolérance ne sont pas rares au Maroc. Beaucoup d’acteurs politiques marginaux semblent être pris au piège par ce tiraillement entre les exigences d’une action politique durable, rationnelle et constamment renégociée, et les exigences passionnelles de la propagande et de la mobilisation de leur clientèle politique. Le résultat est souvent un positionnement marginal sur la scène politique nationale et un immobilisme politique autodestructeur sur le plan organisationnel et sociologique.

Il faut noter que l’articulation entre l’identité politique groupale et l’identité nationale de la collectivité n’est pas une chose évidente chez les groupes marginaux, puisque l’auto-affirmation politique passe par l’auto-exclusion de la collectivité stigmatisée. Les dirigeants des mouvements marginaux ont d’ailleurs souvent tendance à faire de la diabolisation de l’autre (la collectivité nationale) une raison d’être et un instrument exclusif de la propagande politique. en d’autre termes, la marginalité politique semble influencer le positionnement identitaire des acteurs politiques qui basculent de l’altérité à l’adversité politique.

Il est donc clair que les revendications identitaires sont un processus aussi bien de construction de sens, que de lutte pour son imposition au groupe . Autrement dit, ces revendications, aussi banales soient-elles, ne sont que la manifestation discursive et revendicative de la perception du monde et du sens des élites actives et influentes du groupe, c’est-à-dire des élites capables de convertir le sens en un discours politique. Il s’ensuit que les revendications identitaires sont avant tout un processus de mise en discours de la perception du monde et du sens des élites actives du groupe et de sa présentation comme étant celui du groupe tout entier. Il serait par conséquent naïf de croire que les revendications identitaires des mouvements islamistes, régionalistes ou culturalistes, sont celles des masses mobilisées et au nom desquelles l’action est menée. Loin de là, elles ne sont que des revendications des élites présentées comme étant celles des masses. Il va de soi que derrière ces revendications politiques et identitaires, des enjeux matériels et symboliques constamment négociés, existent d’une manière ou d’une autre entre les élites, le pouvoir politique et les masses. La dégénérescence de certaines revendications en confrontation ouverte avec l’Etat, provient inéluctablement de la défaillance des processus de mise en discours de ces revendications ou de leur négociation.

Il reste que le seuil idéal de démocratie et des libertés politiques et culturelles n’est pas encore acquis au Maroc, il est encore en devenir, c’est-à-dire en phase de négociation entre les différents acteurs. Certes, on est encore loin de l’État démocratique demeure un idéal en phase de construction pour arriver à la conception Habermassienne de la démocratie délibérative qui « (…) s’appuie davantage sur la rationalité des discours et négociations que sur la moralité de la volonté de la nation, ou sur les motifs rationnels de citoyens orientés vers le succès, agissant dans leur propre intérêt » . Mais, le processus de transition d’une conception jacobine centralisatrice du pouvoir politique à une conception polyarchique se consolide selon une approche incrémentaliste.

Il est d’ailleurs significatif de constater que les mouvements de revendication identitaire au Maroc ne sont pas nécessairement des mouvements qui s’inscrivent dans la modernité politique. Au contraire, une grande partie d’eux opèrent dans une perspective antimoderniste et antidémocratique. Des mouvements comme, les mouvements salafistes ou même le Polisario n’ont aucune affinité, ni avec les valeurs démocratiques ni avec les idéaux de l’altérité inclusive et négociée. Ces mouvements construisent aussi bien leurs discours que leurs actions sur des valeurs éthiques et politiques archaïques, essentiellement exclusivistes et non négociables. De ce fait, leur appareil discursif et revendicatif est construit fondamentalement contre l’altérité et contre ses valeurs. C’est pour cette raison que la violence, sous toutes ses formes physiques ou symboliques, individuelles ou collectives, occupe une place centrale aussi bien dans leur appareil discursif que dans leur action politique. Il est ainsi naturel que le discours revendicatif de ces mouvements se réduit principalement à une apologie, souvent à peine déguisée, de toutes formes de violence contre l’ordre politique et social établit. Cela se passe comme si la violence constitue l’unique moyen pour l’affirmation de soi et la négation de l’autre. De là, la violence physique et symbolique devient une valeur politique et éthique en soi comparable, sinon préférable, a la valeur de la négociation et de la coexistence avec l’autre. Une telle perception de la violence ne peut être dissociée de la perception traditionnelle et tribale de l’honneur qui ne se défend que par le recours exclusif et obligatoire à la force.

Quoi qu’il en soit, les expressions des revendications identitaires ne cessent de s’amplifier en fonction de l’élargissement de l’espace public et des libertés individuelles et collectives. Mais l’enjeu principal pour faire de l’altérité une valeur fondamentale et absolue de l’identité nationale marocaine est largement tributaire du dépassement sociologique de la culture théologique de l’Ijmaâ (Consensus).
Il paraît, d’ailleurs, que dans l’état actuel des choses, l’institution monarchique est, de loin, en avance sur un grand nombre d’acteurs politiques et sociaux qui, en dehors de leurs discours conciliateurs, arrivent mal à faire du principe de l’altérité un principe de base de leur action politique et culturelle et de surcroit à cacher leur adversité à l’ordre politique. Dans cette optique, il est clair que le Maroc est incontestablement sorti de l’autoritarisme, mais le modèle démocratique reste cependant un processus hautement participatif de construction et d’ancrage des valeurs de la négociation et de l’altérité. Rappelons à cet égard que l’unidimensionnalité régionale, linguistique, politique ou autre, des revendications identitaires de beaucoup de groupes, ne peut se réaliser que grâce à un réductionnisme suspicieux de l’être et de l’être-ensemble. Car, si l’identité de l’individu lui-même est multidimensionnelle, comment alors peut-on prétendre construire des espaces groupaux basés uniquement sur une seule dimension, à moins que le discours qui prétend le faire ne se focalise que sur la dimension objet de revendications, au point que les autres dimensions s’éclipsent, voire se mystifient s’il le faut. En réalité, la focalisation discursive continue sur une seule dimension identitaire qui permet de déplacer les intérêts et l’énergie des récepteurs des autres dimensions vers elle. Le discours répétitif agit, dans ce cas, comme agit la répétition des images ou de la lumière sur le cerveau du récepteur, qui, à force de répétition, finit par les mémoriser. Du coup, un groupe islamiste dont le discours identitaire est focalisé sur la dimension religieuse, n’essaie-t-il pas de mystifier les autres dimensions psychologiques, économiques, politiques et sociologiques ? Il en découle que le discours identitaire, de par son réductionnisme et les stéréotypes qu’il véhicule, s’amalgame, souvent facilement, avec les discours idéologiques, populistes et xénophobes . Il semble ainsi que c’est justement la dégénérescence des revendications identitaires, collectives et culturelles, d’un groupuscule, formé de jeunes Sahraouies en quêtes de reconnaissance politique en un discours séparatiste et exclusiviste, qui a créé les conditions propices pour l’érection d’un double mur au Sahara occidental. Un mur défensif matériel du côté marocain, et un autre symbolique, plus opaque et plus haut du côté du mouvement séparatiste.

IV. Le mur des sables versus le mur symbolique

Quand le Maroc avait récupéré le Sahara occidental en 1975, suite au retrait négocié de l’Espagne, personne n’avait cru que cela allait être le début d’un conflit politico-militaire qui durera jusqu’à nos jours. Les dirigeants politiques marocains avaient fait ce qui était leur devoir, notamment celui du recouvrement de l’unité territoriale. Mais, un groupuscule politiquement actif et fortement endoctriné par l’idéologie marxiste et le nationalisme arabe, dans sa version « baathiste », en avait décidé autrement. L’idée de base sur laquelle le Polisario avait érigé son discours politique, était de construire dans le Sahara un foyer « révolutionnaire » qui servira de déclencheur à la révolution socialiste au Maroc. Evidemment, une telle idée était basée sur un diagnostic politique conforme à la logique de la guerre froide. Le Maroc était classé comme un pays monarchiste « réactionnaire » et donc, selon la terminologie alors en vogue, un pion du colonialisme, de l’impérialisme, du sionisme et des forces rétrogrades arabes et mondiales. Et comme cela ne suffisait pas, à lui seul, pour former une identité politique propre et mobilisatrice, il fallait mobiliser et instrumentaliser l’héritage culturel et symbolique des Sahraouis pour en faire un instrument de combat politique.

Ce type de discours ne saurait donner ses effets mobilisateurs que s’il bénéficie des atouts conjecturaux substantiels capables de récompenser matériellement et symboliquement ceux qui y adhèrent. Une crise politique et économique interne au Maroc, un climat international de guerre froide et des pays voisins hostiles capables d’offrir leur soutien. Ainsi engagé dans la violence militaire, le Polisario, en tant que mouvement qui devait lutter contre le processus de marginalisation politique et économique du Sahara légué par le colonisateur, s’était fait piégé par la dynamique conflictuelle. Car, à partir du moment où il s’était engagé militairement contre le Maroc, il s’était également engagé envers ses bailleurs de fonds pour rentabiliser leur soutien, c’est-à-dire faire en sorte que la souveraineté marocaine ne s’étende pas sur cette région. A partir de là, plus le conflit devenait meurtrier, plus ce groupe était amené à se forger une singularité recréée, de toutes pièces, à partir d’un fond historique et culturel politiquement instrumentalisé. Ce faisant, la perspective du mur au Sahara était devenue tangible. Car, en instrumentalisant la culture saharienne qui est avant tout une identité transnationale et trans-étatique , ce mouvement essayait de trouver un hypothétique support culturel pour un éventuel Etat. Cette tentative de territorialisation de la culture sahraouie, avait créé elle-même un mur symbolique infranchissable entre les Sahraouis qui se sentent et se veulent Marocains, Algériens ou Mauritaniens. Il importe de signaler que la confusion délibérée de la spécificité régionale et culturelle sahraouie avec une identité politique imaginaire et imaginée n’était qu’une instrumentalisation politique, et donc une déformation grotesque de la spécificité culturelle et symbolique qui avait historiquement fait la richesse de ces pays.

Ceci dit, les élites séparatistes avaient développé un discours politique axé sur la stigmatisation des pouvoirs publics marocains, qualifiés d’exclusionnistes, alors qu’elles oppressaient véritablement dans les campements de Tindouf les libertés individuelles et violaient les droits de l’Homme. D’ailleurs, une analyse sémiotique, ne serait-ce que rapide, du logo de la « RASD » montre l’extrême ambivalence et les contradictions du discours idéologique de ces élites. Elle est ainsi une « République » dite arabe, sahraouie et démocratique. République, on ne sait de quelle manière elle l’est, en l’absence d’élections et de territoire, confédération de tribus ou une simple nomination sans contenu pour donner l’apparat qu’il s’agit bien d’un Etat. Le qualificatif Arabe montre quant à lui ce caractère exclusiviste, conflictuel et même raciste des convictions des dirigeants de ce mouvement, car il écarte sciemment toutes les composantes identitaires des populations sahraouies, notamment amazighes, négro-africaines et juives. Et c’est là que commence la réinvention de l’histoire en fonction des besoins de la propagande politique et militaire . Tandis que le qualificatif Sahraouie est présenté comme si seul ce mouvement appartenait au Sahara et en détenait la culture, alors que dans la réalité il en est autrement.

On est devant un groupuscule séparatiste qui avait, grâce à son discours identitaire politique hautement conflictuel, réinventé une identité pour les besoins de sa lutte politique et militaire. Ce qui avait fini par dresser un mur symbolique infranchissable entre son « nous » et les autres Sahraouis de la région. Ce mur symbolique allait autolégitimer une guerre d’usure asymétrique et prolongée contre l’armée marocaine, qui était d’ailleurs mise à rude épreuve entre 1976 et 1987. Et c’est précisément contre le mur symbolique qui servait d’instrument pour alimenter une logique conflictuelle généralisée et une guerre d’usure prolongée que l’armée marocaine avait pensé ériger un autre mur, cette fois-ci militaire, mais dont les effets humains et politiques allaient être extraordinaires. Rappelons que dans la mémoire collective des Marocains, le mur symbolique signifie la souffrance et la douleur. Car, ils en ont souffert durant la colonisation, lorsque le Maroc était coupé en trois régions séparant arbitrairement les habitants des zones, internationale, espagnole et française. En outre, les colonisations de Sebta, Melillia, les présides dits espagnols constituent encore un traumatisme quotidien dans l’imaginaire collectif national.

Il faut tout de même souligner que le mur dressé par l’armée marocaine, d’une longueur de 2720 km, entre 1980 et 1987, ne s’inscrit que dans la perspective de la protection militaire et politique. Ce qui revient, en quelque sorte, à tracer une ligne de partage qui se voudrait infranchissable par les menaces, désormais extérieures des séparatistes. Ce sont là, les deux fonctions exclusives qui justifient aux yeux des Marocains la raison d’être provisoire d’un tel mur. La fonction de la protection militaire s’avère la fonction essentielle du mur, dans la mesure où il avait permis depuis son instauration complète en 1987, une protection efficace des postes militaires marocains. Cela s’était traduit immédiatement, sur le plan humanitaire, par une diminution substantielle du nombre des victimes, tant du côté marocain que du côté des séparatistes, et par une diminution notable des pertes matérielles. Ce faisant, ce qui était conçu au début pour des raisons purement militaires, s’était avéré également très utile du point de vue humanitaire. Notons également que ce mur avait permis de modifier le cours même de la guerre, puisque les agissements des troupes séparatistes étaient repérés sur un périmètre de 50 km grâce aux radars fixes et mobiles. Cela avait définitivement limité leur capacité de frappe et de mouvement. Le résultat était l’acceptation du cessez-le-feu par les deux parties en 1991, chose que le Maroc cherchait depuis le début de la guerre vu que ses troupes étaient en position constante de défense. De là, le grand mérite militaire du mur des sables est justement celui de la démilitarisation du conflit qui va de pair avec son humanisation progressive.

Dérivation indirecte de sa fonction militaire originelle, la deuxième fonction du mur est la protection politique contre les séparatistes, car il se représente aussi comme une « chose mentale » qui trace une ligne de partage infranchissable entre le « dedans » marocain qui se sent menacé et défend sa pérennité, et le « dehors » séparatiste menaçant, d’où seule la mort pourrait provenir . Il semble que les élites politiques séparatistes fondent leur discours identitaire politique sur deux axes essentiels stéréotypés dans le temps et dans l’espace. Le premier axe est celui de la diabolisation de l’Etat marocain. Comme si la construction de leur particularité sociétale passe d’abord par la déconstruction de l’identité plurielle marocaine. Ainsi, pour se légitimer il faut délégitimer l’adversaire. Le deuxième axe est celui de l’édification d’un Etat coûte que coûte, même si ce dernier ne dispose pas d’atouts matériels et humains et même si cela revient à sortir de la tutelle marocaine pour entrer sous celle d’un autre Etat. Ce discours politique, lui-même en quête d’identité, camoufle une réalité qui est celle de la recherche du pouvoir et de la reconnaissance (matérielle ou symbolique) par un petit groupe d’individus issus de certaines tribus sahraouies ayant bénéficié d’un niveau d’enseignement supérieur. Ce discours dissimule également la logique tribale et archaïque avec laquelle ces individus tentent de reconstruire un sens de l’identité où l’altérité est quasiment bannie et où ni négritude, ni genre, ni autre culture ne figurent, hormis celle des tribus « triomphantes » dont ils proviennent. Pire encore, ces individus, de par le manque de la culture démocratique dont ils ont fait preuve et de par leur conception jugée archaïque du monde et de soi, représentent une véritable menace pour tout processus démocratique dans les pays de la région. Le discours révolutionnaire, qui n’est en réalité qu’un discours d’autolégitimation de la violence, constitue un véritable obstacle pour la résolution du conflit. Et le mur de protection n’est, dans ce cas, qu’un obstacle matériel ayant par extension eu des effets symboliques, ceux de contrecarrer, du moins virtuellement, cette conception du monde et de la politique. Il s’ensuit que ce mur des sables qui était à l’origine un simple mur séparant deux parties en conflit, est devenu indirectement un facteur de paix et une ligne de démarcation provisoire mais fiable de deux univers : la modernité démocratique et l’archaïsme politique. En plus, les effets de cette démarcation commencent déjà à se faire sentir au Maroc, étant donné que les Sahraouis marocains avaient pu évoluer et influencer indéniablement l’évolution de leur système politique national.

V. L’identité sahraouie, un facteur d’inclusion identitaire au Maroc,
Au-delà des discours archaïques et sans repères idéologiques des leaders séparatistes, la question du Sahara revêt une importance cruciale dans l’évolution du Maroc vers la démocratie. Dans ce sens, la récupération du Sahara en 1975, avait un impact non négligeable sur le processus de démocratisation du pays. Car, cet événement avait créé un climat d’ouverture politique, appelé alors « le processus démocratique ». Malgré ses imperfections, ce processus était à l’origine de la consécration définitive de la pluralité politique au Maroc. Ainsi, au moment où les séquestrés sahraouis dans les camps de Tindouf vivaient sous un régime de répression et de privation de libertés, qui les avaient réduits presque à l’esclavagisme, les Sahraouis de l’intérieur contribuèrent efficacement, à côté des autres sensibilités politiques, civiles et sociologiques au processus de modernisation politique nationale impulsé par l’institution monarchique. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les acteurs de la société civile dans les provinces du Sahara soient nombreux et que leur dynamisme soit des plus inébranlables . Et il n’est pas étonnant non plus de voir, dans les provinces du Sahara, des jeunes afficher ouvertement leur revendication politique ou sociale. Evidemment, la revendication politique des jeunes sahraouis ne sort pas de la tendance générale contestataire de la jeunesse marocaine, qui peut être interprétée comme l’expression de l’affirmation de leur visibilité sociale et politique.

Par ailleurs, le fait que la particularité sociétale sahraouie soit partagée par plus de neuf Etats africains et maghrébins constitue, en soi, un facteur fédérateur d’une extrême importance. N’oublions guère que le conflit actuel au Sahara a considérablement réduit les chances de la construction du Maghreb et de la coopération entres lesdits Etats sahariens. Et cela est une perte irrémédiable en termes de développement économique et humain. Par conséquent, ce qui semble être une menace insurmontable, c’est-à-dire le conflit du Sahara occidental, peut devenir une chance aussi bien pour les leaders séparatistes que pour les pays de la région. Le plan d’autonomie peut dans ce cas être une aubaine pour les pays d’Afrique du nord et particulièrement pour les populations sahraouies. Par un réalisme politique qui dépasserait l’idéalisme idéologique, les élites séparatistes peuvent négocier non seulement leur visibilité au Maroc, qui est démocratiquement légitime, mais aussi la perspective d’une modernisation politique et économique plus vaste qui bénéficiera à tous les pays de la région. De la sorte, les élites séparatistes mettront fin à leur construction identitaire atomique, conflictuelle et anachronique dans le contexte géopolitique globalisé actuel, pour s’engager aux côtés de leurs concitoyens dans un véritable processus de démocratisation et de modernisation de la région. Ils auront, de cette façon, le privilège historique de passer d’un groupuscule politique sans perspectives à une force politique capable de conforter le Maroc sur la voie de la démocratie et du développement et d’engager tous les pays de la région dans un processus similaire. Il semble toutefois, dans l’état actuel des choses, que ces élites sont encore loin de la culture de négociation qui est un corollaire de la culture politique moderne. Elles se comportent toujours comme des élites « révolutionnaires » , et l’on sait pertinemment qu’une telle posture n’est nullement propice aux négociations. Car, négocier suppose un minimum de flexibilité. Un révolutionnaire, prétend détenir la vérité et lutter pour la justice. Cette position intransigeante, voire stéréotypée, s’était confirmée à plusieurs reprises lors des négociations entre le Maroc et le Polisario, et était à l’origine même de l’échec des négociations. Pourquoi donc négocier si le seul point de discussion et le seul résultat accepté est celui de l’indépendance par voie référendaire. Cette attitude découle avant tout d’une vision idéologique réductrice de la réalité qui implique une focalisation sur le juste au détriment du possible.

Il est ainsi évident qu’en évoluant dans le cadre de la souveraineté marocaine, la particularité sociétale sahraouie aurait plus de chance à être visible et influente au Maroc mais aussi dans toute l’Afrique du nord. En acceptant de faire disparaître leur mur symbolique, en s’engageant dans des négociations sérieuses avec le Royaume, les séparatistes pourront, par effet d’entraînement, faire disparaître tous les murs frontaliers et politiques qui entravent l’épanouissement de la particularité sociétale sahraouie en Afrique du nord et subsaharienne. La fin de ce conflit provoquera inévitablement la fin de la rivalité algéro-marocaine qui, à son tour, permettra la construction de l’unité maghrébine tant attendue par les peuples de la région. A partir de là seulement, la culture sahraouie ne sera plus uniquement marocaine ou algérienne ou mauritanienne ou autre, mais elle deviendra un assemblage réellement transnational avec un potentiel symbolique fédérateur extraordinaire pour les Etats et les peuples de la région. Une culture partagée par des dizaines de millions d’habitants et bénéficiant d’un espace et de ressources matérielles plus larges, aura incontestablement plus d’influence et plus de chance d’évolution que si elle était partagée uniquement par une dizaine de milliers d’habitants confinés dans un espace réduit et avec des ressources insignifiantes. Il est donc clair qu’en dépassionnant la spécificité sahraouie, celle-ci deviendra plus profitable, matériellement et symboliquement, aussi bien pour le Maroc que pour les Sahraouis et le reste des pays de la région.
BENKHATTAB ABDELHAMID

Professeur d’enseignement supérieur Université Mohamed V, Rabat, Agdal

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