Modifiant partiellement les modes de production, de conservation, de diffusion et d’accès à l’information, le « numérique », même s’il présente ainsi quelques particularités techniques, peut cependant être considéré, s’agissant de ses usages, comme un « média » parmi d’autres, avant sans doute de devenir prochainement le support ou le moyen technique de tous les médias. Peut-être n’y aura-t-il plus, dans l’avenir, que des médias numériques. Mais, du point de vue du droit, cela ne devrait pas changer grand-chose. Ce qui importe, c’est le fait de « publication »[1], quel qu’en soit le moyen ou le support. En l’état actuel, les médias numériques et leurs utilisateurs peuvent et doivent être globalement soumis aux mêmes règles de droit qui assurent leur liberté autant qu’elles déterminent leur responsabilité, l’une étant, dans un État de droit, la condition et la contrepartie de l’autre. Même s’il convient, selon l’histoire et la situation de chacun des pays, d’insister davantage sur l’un ou l’autre de ces aspects.
Plutôt que de mettre l’accent sur les spécificités des médias numériques, et de chercher à élaborer, pour eux, un droit particulier, courant le risque d’être très vite dépassé et inadapté, du fait de la rapide évolution des techniques et de leurs usages, il y a sans doute tout intérêt, pour assurer la stabilité et l’efficacité de ce droit, à souligner ce que ces différents médias ont en commun, autour de la notion essentielle de « publication » et, dans une société démocratique, des principes juridiques de liberté et de responsabilité.
Dans son environnement européen, tant de l’Union européenne que du Conseil de l’Europe, le droit français constitue une illustration de ce que les médias numériques peuvent principalement être soumis à un droit identique (I) à celui des autres médias, même si, du fait de quelques particularités, ils semblent, sur certains points, être encore soumis à un droit distinct (II).
I.- Un droit identique
Dès lors que, du fait de la « publication », l’on considère les moyens de communication numériques comme des « médias » parmi d’autres et souvent comme les autres ou susceptibles, dans un avenir prochain, de les concerner et de les englober tous, il n’y a aucune raison de ne pas y appliquer le même droit des médias[2], tant dans ses principes (A) que dans ses éléments (B) ou la plupart d’entre eux tout au moins.
A.- Dans ses principes
Les principes, tant nationaux qu’internationaux et européens, de liberté et de responsabilité de la communication et des médias ont vocation à s’appliquer aux médias « traditionnels » ou « classiques » comme aux médias dits « numériques ».
De tels principes sont posés, en droit français, notamment par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Celui-ci énonce que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Il n’y a aucune raison que cela ne concerne pas aussi les médias numériques.
De tels principes de liberté et de responsabilité sont formulés également par les grands textes de droit international et européen, tels que : la Déclaration universelle des droits de l’homme, de 1948 ; le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, de 1966 ; la Convention (européenne) de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, de 1950 ; la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ; différentes conventions et directives spécialisées…
Ces principes sont mis en œuvre, de manière plus précise et concrète, par les divers éléments constitutifs de ce droit des médias, en droit interne, sous le contrôle notamment de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) largement favorable à la liberté de communication.
B.- Dans ses éléments
Les éléments du droit des médias contribuent à la mise en œuvre de ces principes de liberté et de responsabilité. Il en est globalement ainsi, en droit français et européen, du statut des entreprises du secteur des médias, de celui des journalistes ou du contenu des médias, ou de certaines règles du droit d’auteur… des médias. Ils ont vocation à s’appliquer aux médias « numériques » comme aux autres.
Quel que soit le support technique utilisé, il convient d’énoncer et d’appliquer le principe de liberté de communication et, dès lors qu’elles sont déterminées par la loi et que leur sanction est assurée par des juges indépendants, dans le cadre d’un contrôle dit « répressif » ou a posteriori, les limites qui y sont nécessairement apportées au nom du respect de droits apparemment concurrents que sont notamment l’honneur, la vie privée, la présomption d’innocence, l’indépendance de la justice… et de la lutte contre toutes les formes de discriminations, la provocation et l’apologie de crimes…
En tout cela, le numérique ne se distingue pas des autres modes de communication. Il peut donc être globalement l’objet d’un droit identique à l’ensemble des médias. Il comporte cependant, en droit français et européen, quelques éléments d’un droit distinct.
II.- Un droit distinct
A l’égard des principes de liberté et de responsabilité des médias et de leurs modalités de mise en œuvre, le droit du numérique présente cependant quelques particularités, dans ses éléments (A) et peut être surtout dans son application (B), la réalité de celle-ci ou les difficultés auxquelles elle se heurte.
A.- Dans ses éléments
Le « numérique » brouille les distinctions qui étaient jusque là faites entre différentes entreprises et activités telles que la presse et l’audiovisuel, à certains égards ou en partie soumises à des régimes différents, pour des raisons qui tenaient officiellement au nombre limité des canaux de diffusion par voie hertzienne. Sur leurs sites Internet, compléments de leurs éditions « papier », les publications périodiques permettent d’accéder à des contenus audiovisuels. Les radios et les télévisions enrichissent leurs programmes par l’offre de textes. Dans un arrêt du 21 octobre 2015, la Cour de Justice de l’Union Européenne a tenté de dégager certains critères permettant de distinguer ce qui est un « service de média audiovisuel », en tant que tel, pour le moment, soumis à un statut spécifique, pourtant pas toujours justifié, et l’illustration complémentaire ou accessoire d’un périodique imprimé.
Le « numérique » conduit à adapter diverses règles de droit en ce qui concerne la détermination des personnes responsables des contenus litigieux. Tant par le droit européen (Directive 2000/31/CE du 8 juin 2000) que par la loi française (dite « pour la confiance dans l’économie numérique », du 21 juin 2004) est posé le principe d’une responsabilité conditionnelle ou limitée des « prestataires techniques » que sont les « fournisseurs d’accès » et les « fournisseurs d’hébergement ». La responsabilité principale des éléments diffusés ou rendus ainsi accessibles est celle des « éditeurs » de services. Aux directeurs de la publication de ces services s’applique la responsabilité dite « en cascade » de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, avec cependant une dérogation s’agissant d’un « message adressé par un internaute à un service de communication au public en ligne et mis par ce service à la disposition du public dans un espace de contributions personnelles identifié comme tel ».
Aux termes de la loi du 21 juin 2004, les fournisseurs d’accès et d’hébergement « doivent concourir à la lutte contre la diffusion des infractions » considérés comme les plus graves (apologie et provocation d’actes de terrorisme, incitation à la haine raciale ou sexiste…). « A ce titre, (ils) doivent mettre en place un dispositif (…) permettant à toute personne de porter à leur connaissance ce type de données. (Ils) ont également l’obligation » d’informer « les autorités publiques compétentes de toutes activités illicites » de ce type et de « rendre publics les moyens qu’(ils) consacrent à la lutte contre ces activités illicites ».
Aux termes de la même loi et d’un décret d’application, le droit de réponse dans les services de communication au public en ligne est également l’objet d’un régime particulier tenant compte de certaines spécificités techniques.
S’agissant de la répression de l’apologie ou de la provocation de terrorisme, l’article 421-2-5 du Code pénal aggrave les peines encourues « lorsque les faits ont été commis en utilisant un service de communication au public en ligne ».
Les « moteurs de recherche » permettent de retrouver et de rappeler des informations parfois anciennes et n’ayant plus de pertinence ou d’utilité. Dans un arrêt du 13 mai 2014, la Cour de Justice de l’Union Européenne a consacré un droit inexactement qualifié de « à l’oubli » et qui est au moins un « droit au déréférencement ».
Face notamment à l’usage de l’informatique, la protection des « données personnelles » est l’objet tant des dispositions de la loi française du 6 janvier 1978, dite « informatique et libertés », que d’une convention du Conseil de l’Europe du 28 janvier 1981 et d’une directive du 24 octobre 1995. Le transfert, d’un des pays de l’Union Européenne vers les Etats-Unis d’Amérique, de données personnelles mises en ligne ou collectées grâce à l’usage de l’Internet a été l’objet d’un arrêt CJUE du 6 octobre 2015 tenant compte du fait que leur niveau de protection n’apparaissait pas suffisant dans le pays d’importation.
Au-delà de ces différents éléments spécifiques, c’est probablement davantage encore dans les difficultés auxquelles se heurte son application qu’apparaissent certaines des particularités du droit des médias à l’ère numérique.
B.- Dans son application
Dans son usage à des fins de communication publique, le numérique se caractérise par une très grande ouverture. L’expression n’est plus seulement le fait de « professionnels » de l’information ou de quelques privilégiés mais peut être celle du plus grand nombre, individus et groupes de toutes sortes. La liberté de communication en est ainsi confortée. La diversité des sources, l’anonymat derrière lequel se cachent nombre des auteurs, et qui leur donne un sentiment d’impunité, l’abondance des messages, la rapidité et la fugacité de la diffusion… rendent bien difficile la mise en jeu de la responsabilité pour les faits d’abus ainsi commis.
Le principal obstacle à l’application du droit à la communication numérique tient à la dimension internationale du réseau Internet et au fait qu’un message, accessible sur le territoire d’un pays, peut avoir été mis en ligne à partir d’un autre pays ou en utilisant les services d’un hébergeur qui y est implanté, avoir pour auteur une personne ayant une nationalité ou une résidence différente et mettre en cause une personne ou un groupe ayant encore une autre nationalité ou résidant dans un autre pays… Se pose alors la très délicate question de la détermination de la loi applicable, de la juridiction compétente, et de l’exécution des décisions ainsi rendues…
Prétendant remédier ainsi à ces difficultés, la tentation peut être grande, pour certaines autorités nationales, de recourir à des mesures de contrôles administratifs, pouvant entraîner des fermetures de sites ou de blocage des réseaux, et/ou de faire peser sur certains opérateurs, fournisseurs d’accès et d’hébergement, de telles obligations de surveillance et de filtrage, entraînant de telles mesures de blocages… contraires au principe même de liberté de communication. Celui-ci voudrait qu’il n’y ait, en application de la loi, que des modalités de contrôles judiciaires, de type répressif ou a posteriori.
Le « numérique » n’est qu’une technique de production, de conservation et de diffusion ou de mise à disposition de l’information et de messages et contenus de toutes sortes. Dès lors que l’on retient le critère essentiel de « publication », il ne modifie pas fondamentalement le rôle, l’impact et la nature des médias. Plutôt que d’insister sur ce qui distinguerait les médias numériques des autres médias, sans doute y aurait-il intérêt à mettre l’accent sur ce qu’ils ont en commun et qui justifierait alors qu’ils soient tous soumis au même droit.
Dans un souci de juste équilibre des droits et des libertés, qui, dans une société démocratique, doit inspirer toute l’élaboration et l’application du droit, du droit des médias « classiques » ou « traditionnels » comme des médias « numériques », qui sont d’ailleurs très probablement appelés à constituer le devenir de la communication et des médias dans leur ensemble, il convient que, là où il y a davantage de liberté, l’on n’oublie pas la responsabilité, et que, là où il y a davantage de contraintes et de responsabilité, l’on mette plus de liberté
Emmanuel DERIEUX
Professeur à l’Université
Panthéon-Assas (Paris 2)
emmanuel.derieux@u-paris2.fr
- [1] Derieux, E., « La notion de ‘publication’ en droit de la communication », Droit et actualité, Etudes offertes à Jacques Béguin, Litec, 2005, pp. 275-309.
- [2] Derieux, E., Le droit des médias, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 5e éd., 2013, 196 p. ; Droit des médias. Droit français, européen et international, Lextensoéditions-LGDJ, 7e éd., 2015, 1003 p.
Derieux, E., Le droit des médias, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 5e éd., 2013, 196 p. ; Droit des médias. Droit français, européen et international, Lextensoéditions-LGDJ, 7e éd., 2015, 1003 p. ; Derieux, E. et Granchet, A., Lutte contre le téléchargement illégal, Lamy, coll. « Axe droit », 2010, 266 p. ; Réseaux sociaux en ligne. Aspects juridiques et déontologiques, Lamy, coll. « Axe droit », 2013, 234 p.
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