Les partis politiques marocains au prisme de la socialisation citoyenne


Abdelhamid Benkhattab Professeur à l’Université Mohamed V Agdal, Rabat

Introduction

La problématique du rôle des partis politiques dans la socialisation politique des citoyens est au cœur du débat théorique de la science politique contemporaine[1]. Ce rôle est d’autant plus crucial dans des contextes politiques caractérisés par la transition vers la démocratie, ou plus précisément  par la sortie de l’autoritarisme comme celui du Maroc.

Mais, avant toute analyse de cette fonction inhérente aux structures partisanes modernes, il est indispensable de définir les contours des concepts utilisés en l’occurrence : les partis politiques, la socialisation politique et la citoyenneté.

  1. cadre conceptuel référentiel

Les concepts des partis politiques, socialisation politiques et citoyenneté sont intensément sollicités par les analyses politistes contemporaines. Mais leur caractère hautement polysémique et le manque d’accumulation des recherches sur leurs portés théoriques, culturels et sociologiques sont souvent à l’origine même de leurs usages arbitraires.

  1. les partis politiques vous dites ?

D’une manière générale on définit les partis politiques comme des organisations instituées par des hommes se partageant une idéologie et un idéal politiques qu’ils cherchent à imposer lorsque celles ci arrivent au pouvoir politique.

En fait, deux types de définition se disputent l’identification conceptuelle des partis politiques :

  1. la définition politique : dans la littérature politique un parti politique est d’abord « …une organisation durable qui survie à ses fondateurs et dirigeants, dont la volonté est axée sur la prise et l’exercice du pouvoir, seul ou avec d’autres, ainsi que sur la recherche du soutien populaire à travers les élections ou autres manières. »[2]

ce type de définition laisse ressortir les éléments suivants : la durabilité de l’organisation, le pouvoir politique comme perspective d’action, la recherche du soutien des citoyens, les élections et les autres modes d’action légaux comme moyens pour réaliser les objectifs tracés.

  • La définition Juridique quant à elle perçoit le parti politique comme « une organisation politique permanente dotée d’une personnalité morale, instituée légalement en vertu d’un commun accord entre personnes physiques jouissant de leurs droits civiques, partageant les mêmes principes (idéologies) et poursuivant les mêmes objectifs »[3].  Il faut dire que cette définition attribue des fonctions bien précises aux partis politiques marocains en parfaite correspondance avec l’article 7 de la constitution de 2011, qui précise qu’ils œuvrent à l’encadrement et à la formation politique des citoyens, à la promotion de leur participation dans la vie politique, à la gestion des affaires publiques, à l’expression de la volonté des électeurs et à la participation au pouvoir. En un mot, les partis politiques sont sensés remplir une fonction majeure dans tout  système politique qui est celle de la socialisation politique des citoyens.
  • La socialisation politique. Qui renvoie à « l’ensemble des mécanismes et processus de formation et de transformation des représentations, des opinions et des attitudes politiques des individus ». C’est à dire l’ensemble  des processus et des techniques qui permettent aux partis politiques de transmettre et d’inculquer à leurs clientèles les normes et les valeurs politiques  par lesquels ils intériorisent les rapports de pouvoir dans la société. Ce processus revêt une importance capitale dans la formation du citoyen en tant qu’acteur et sujet du droit dans un contexte politique démocratique
  • La citoyenneté, comme condition et valeur essentielle à l’exercice de la démocratie  moderne. Elle repose en général sur trois dimensions juridico-affectives capitales :
  • L’appartenance juridique des individus à une collectivité nationale organisée, en l’occurrence l’Etat marocain, avec tous ses attributs administratifs et juridiques de documents d’identification et de circulation.
  • L’appartenance affective à cette collectivité nationale qui suppose l’existence préalable d’un sentiment d ‘amour et d’une volonté de vivre en commun avec la communauté  des citoyens appartenant au même Etat, en l’occurrence les Marocains.
  • L’appartenance politique qui suppose une identification consciente avec  la collectivité nationale, en tant qu’espace humain, territorial et symbolique propre à l’individu, qui, en contrepartie de sa jouissance d’un certain nombre d’avantages et de privilèges politiques tels que: la protection sociale, la sécurité, la participation aux élections et à la gestion des affaires publiques, accepte de se soumettre volontairement à l’autorité de l’Etat et aux charges qui en découlent : paiement d’impôt, service militaire…

La problématique qui se pose dans cette perspective est celle de savoir pourquoi les partis politiques au Maroc peinent, ou n’arrivent plus à assurer leur fonction de socialisation politique des citoyens ? Une telle supposition sous-entend naturellement que ladite fonction était d’une manière ou d’une autre  bien assurée dans le passé.

En fait cela est partiellement vrai uniquement pour les partis de gauche. C’est à dire pour les partis de masses ayant une identité idéologique de gauche ou marxiste assez forte et qui disposent d’une architecture organisationnelle de type centralisatrice comme le parti du Progrès et du socialisme (PPS), l’Union socialiste des forces populaires, (USFP), le parti socialiste unifié (PSU), le parti de l’avant garde démocratique socialiste (PADS)… Les partis de droite quant à eux, en raison de leur caractère de partis de cadres, faiblement structurés et centralisés, sont plutôt des appareils électoraux destinés à capter las voix des électeurs lors des opérations électorales et ne disposent de ce fait d’aucune prétention à socialiser les masses.

  1. La désinstitutionalisation de la gauche

L’un des phénomènes saillants qui caractérise la scène politique marocaine et plus précisément la scène partisane  durant les deux dernières décennies est la désinstitutionalisation généralisée des partis de gauche conventionnels. C’est à dire leur délégitimation symbolique qui a débouché sur leur affaiblissement chronique au profit d’une suri-institutionnalisation de certains partis émergeant comme le Parti de l’authenticité et de la modernité (PAM) ou le Parti de la justice et du développement (PJD). Il faut dire qu’à cause des vicissitudes liées à leur création ou à leur référentiels politico-idéologiques,  ces nouvelles entités partisanes éprouvent une grande difficulté à promouvoir la culture politique de la citoyenneté participative.

En effet, abstraction faite de son discours gauchisant, le PAM demeure un parti attrape tout, qui manque de la cohérence idéologique et qui est  organisé de manière à gagner les élections à travers un réseau très efficace de notables. La socialisation politique de ses adhérents n’est pas une vocation qui lui est propre ni une priorité dans son action politique.

Le PJD quant à lui se présente comme un parti de masse dont le référentiel idéologique et l’organisation donnent une importance capitale à la socialisation politique des adhérents. Mais il s’agit là d’une autre forme de socialisation politique, basée plutôt sur l’inculcation des valeurs de sujétion et   de soumission à ceux qui détiennent le commandement des croyants. Les thématiques de la morale, de l’obéissance (Taâ), traditions sociales… occupent une place centrale dans l’arsenal idéologique du parti. On est donc devant un type de socialisation qui insiste davantage sur l’obéissance que sur la participation des citoyens.

On peut toujours argüer que même les partis de gauche pratiquent ce type de socialisation, puisqu’il s’agissait pour eux au départ de former le citoyen (socialiste/communiste) discipliné et obéissant. La réponse est affirmative, mais ce type de partis a fortement évolué avec le temps. La dictature du prolétariat n’y est plus d’ordre aujourd’hui. Ils lui ont substitué, depuis l’effondrement du bloc communiste,  la libération des citoyens de toute forme d’oppression ou d’exploitation.  Autrement dit, au lieu de chercher à instaurer un régime socialiste, il s’agit pour davantage de promouvoir la liberté des citoyens qui n’en bénéficient pas assez dans les systèmes politiques établis. Quand bien même que dans le cas d’un parti de masse comme le PJD, il s’agit de limiter substantiellement la liberté des citoyens qui est censée  constituer une menace à l’ordre identitaire et symbolique de la société nationale. Car, l’idéal serait tout simplement de pratiquer une citoyenneté conforme aux préceptes du Coran et de la Sunna.

  1. Une offre politique inadaptée

Les partis de gauche au Maroc n’arrivent plus, et ce depuis la fin des années quatre-vingt-dix du siècle dernier, à assurer leur fonction de montreur de conduite des masses, en raison notamment du caractère hautement éclectique de leur offre politique. En fait, derrière la plasticité de l’offre politique de ces partis, se cache une incapacité congénitale à cibler une grande partie des couches sociales, traditionnellement sous-encadrées à savoir : les femmes, les jeunes et plus particulièrement les jeunes ruraux, les amzighes, les étrangers … il faut dire que l’offre politique de ces partis, n’a jamais été adaptée aux besoins et revendications de ces catégories sociales, étant donnée que la classe ouvrière, constituée habituellement, des hommes majeurs citadins était au centre de leur action de socialisation politique. A priori, malgré leur prise de conscience au sujet de la nécessité impérieuse d’ouverture sur ces couches sociales, il existe chez eux une forte résistance au sentier parcouru (path dependence), découlant aussi bien du poids de leur histoire respective que des arrangements institutionnels préexistants[4], qui les empêchent en pratique de diversifier leur offre politique et de surpasser leur perception conventionnelle de la citoyenneté élitique et censitaire.

  1. Le culte du Zaïm/ Cheikh

Ilva sans dire que le culte du Zaïm/Cheikh et l’hypercentralisation organisationnelle des partis de gauche, avaient empêché ces derniers de démocratiser leurs instances et du coup de s’ouvrir sur la société toute entière. L’effort de ces partis était concentré davantage sur la magnification de la personnalité du Zaïm et de ses exploits historiques hors du commun.  La mobilisation et la socialisation des nouvelles élites partisanes se fait sur la base d’un schème politique foncièrement oligarchique. Cela débouche sur un recentrement de ces partis sur la personnalité de leur leadeur politique qui devient le symbole personnifié du parti. Evidement, dans un tel contexte, le parti fonctionne à l’instar d’une entreprise privée personnalisée.  La socialisation politique devient, dans ce sens, un simple processus de fidélisation de la clientèle au chef  sans cesse reproduit grâce à une hyper ritualisation de l’action au sein du parti. Cela se passe comme si le parti était une sorte de zaouïa[5], constituée concentriquement autour de la personne du Chiekh (secrétaire général)  et de ses disciples les plus proches (Bureau politique). La socialisation dans un tel contexte organisationnel prend l’allure d’un processus dans lequel les adeptes se livrent à une compétition acharnée  pour se rapprocher de la personne centrale du cheikh[6].  Du coup, les idées constituant le substrat même du processus de socialisation au sein de ces partis n’acquièrent leur valeur politique que parce qu’elles émanent précisément de la personne du Zaïm. A fortiori, ce type de socialisation renvoie à la culture politique traditionnelle ou la sujétion et l’identification inconditionnelle au groupe constitue la base de toute appartenance politique. Or, les partis politiques en question n’ont aucune garantie quant à la loyauté et à la fidélité de leurs adhérents à l’égard de l’organisation et de ses valeurs référentielles. Ceux-là  disposent souvent  des référentiels politiques liés davantage aux réseaux relationnels personnels, familiaux et à leurs intérêts corporatistes immédiats. Cela explique, vraisemblablement, l’indiscipline manifeste des adhérents et la prolifération de la scission partisane, ainsi que le phénomène de transhumance politique, chaque fois qu’une crise se profile au sein de ces partis. C’est là une des caractéristiques majeures d’un déficit chronique de  socialisation politique de leur personnel politique.

  • Socialisation politique et contexte autoritaire

Dans un contexte politique autoritaire, la socialisation des citoyens s’effectue à partir de l’hypothèse selon laquelle les individus sont des réceptacles passifs des règles et des normes sociales et politiques. De ce point de vue, l’individu socialisé n’est pas considéré  comme un acteur dans le processus de sa propre socialisation, mais un simple consommateur et reproducteur des règles et des normes qu’on lui inculque autoritairement. Cela se passe comme si le citoyen socialisé n’avait aucune emprise subjective sur le processus de sa transformation en un sujet politique dépersonnalisé.  Dans ces conditions la fonction de socialisation politique entreprise par les partis politiques se trouve fondamentalement réduite au processus de dépersonnalisation des citoyens pour les rendre plus réceptifs et plus perméables vis à vis des règles et des valeurs socialement construites et autoritairement diffusées. Les partis politiques agissent dans un tel contexte comme des agents institutionnels de transfiguration des individus, qui deviennent des sujets, dont la participation aux processus de production et de diffusion des normes sociales et politiques est réduite à celle de leur consommation et reproduction. On peut qualifier ce processus de désocialisation politique en ce sens que les individus sont amenés à ne plus participer dans la vie politique que sur la base des informations et des schèmes politiques qu’on leur avait inculqués dans les partis politiques auxquels ils appartiennent. Cela crée chez eux une sorte de désintérêts vis à vis de toutes les choses publiques qui ne figurent pas dans la liste des intérêts de leur propre partis politique. Pire encore, ce processus altère profondément le rapport et la perception de ces individus à l’égard de leur environnement sociopolitique qui devient clivé entre les amis et les ennemis du parti et donc de la patrie toute entière. Il faut dire que la socialisation axée sur la citoyenneté participative et intégrative constitue une menace pertinente à l’ordre politique et institutionnel autoritaire.

Conclusion

On ne saurait dire combien les partis politiques modernes, peinent à assumer leur fonction de socialisation secondaire des citoyens en raison notamment des mutations profondes qui secouent l’univers politique moderne et de la perte des repères symboliques et politiques qui servaient jadis de références axiologiques et normatives dans tout processus de socialisation politique.  Il faut dire qu’abstraction faite de leur idéologie et de la robustesse de leur architecture organisationnelle, les partis politiques modernes, ne sont plus les acteurs principaux dans le processus de socialisation et de la politisation de la conscience des citoyens. On constate désormais, l’émergence de nouveaux acteurs compétitifs très actifs dans la formation et transformation de la conscience politique générale des citoyens, telles que : les communautés 2.0, les groupes virtuels transorganisationnels…dont l’efficacité résulte de l’absence de toute contrainte organisationnelle ou procédurale dans les rapports entre leurs membres.  De plus, le déplacement progressif de la politique vers d’autres lieux sociaux, habituellement apolitiques comme, les clubs sportifs, les communautés musicales, artistiques, corporatistes… soustrait aux partis politiques une partie importante de leur clientèle potentielle. A cela s’joute l’émergence du phénomène sans cesse grandissant  de l’électoralisation des partis politiquesqui les convertit en machines orientées quasi exclusivement vers la compétition électorale et le drainage immédiat, des voix des électeurs, abstraction faite de leurs convictions et attitudes  politiques.

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[1] PERCHERON ANNICK,  La socialisation politique. Défense et illustration, in GRAWITZ M., LECA J., Traité de science politique, Paris, Presses Universitaires de France, T.3, 1985, pp. 165-235.

[2] Cf. La Palombara et Weiner, Political Parties and Political Development apud Roger-Gérard Schwartzenberg, Sociologie Politique, Montchrestien, Paris, 1988, pp. 395-396/ D-L .Seiler, Les Partis Politiques, Armand Colin, Paris, 1993.   

[3] Cf. article 2 de la loi organique n° 29-11 du 22 octobre 2011 relative au partis politiques, in B.O, n° 5992 du 3-11-2011

[4] North D. (1990), Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge : Cambridge University Press, pp.100-101.

[5] Cf. Robert Rézette, Les Partis politiques marocains. Préface de M. Duverger, Paris, A. Colin, 1955, in-8°, 404 pages (Cahiers de la fondation nationale des Sciences politiques, n° 70)

[6] Cf. Abdellah Hammoudi, Maitres et disciples : Genèse et fondements des pouvoirs autoritaires dans les sociétés rabes, essai d’anthropologie politique, éd., TOUBKAL, Casablanca, 2001, pp. 77 et suiv.

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