Ahmed Massaia
Ancien directeur de l’ISADAC, expert en gouvernance culturelle
« Mener une bataille culturelle, c’est gagner une bataille politique » Antonio Gramsci
Parler de Culture dans le cadre du nouveau modèle de développement est une entreprise assez ardue. D’abord parce que la Culture est un concept où se manifestent deux niveaux majeurs : un niveau macrostructurel qui détermine le cadre général dans lequel va évoluer la politique culturelle et un niveau microstructurel qui concerne les contenus : création, patrimoine matériel et immatériel, infrastructures de base et enfin le capital humain qui intervient dans la gestion culturelle. Etant donné le temps qui nous est imparti, nous traiterons du premier volet qui concerne les intervenants dans le développement culturel au niveau vertical (Ministère) et au niveau horizontal (Les autres départements ministériels essentiellement).
Tous les pays qui ont compris que la Culture est le ferment du développement économique et social, qu’elle constitue l’un des facteurs de l’épanouissement de la personne humaine, n’hésitent pas à lui donner toujours plus de moyens, toujours plus de place dans leurs stratégies de développement.
Par contre, la plupart des pays en voie de développement, comme le nôtre, la Culture reste encore le parent pauvre des stratégies de développement économique et social. En tous les cas, elle ne constitue pas une priorité.
Or, comme chacun le sait, la Culture est l’un des constituants essentiels des droits humains. Elle est un droit pour tous les citoyens sans distinction de genre ni de classe sociale. Et parce que c’est un droit, elle doit être au centre des préoccupations des responsables de la chose publique.
Le projet du nouveau modèle de développement prôné par Sa Majesté le Roi est une opportunité pour remédier à cette situation et donner plus de poids à la Culture dans le processus de développement dans notre pays. Or, là encore, lors des débats autour de ce nouveau modèle de développement, le plus souvent, on ne cite que du bout des lèvres le rôle de la Culture dans celui-ci, privilégiant plutôt l’économique et le social. On sait pourquoi : L’économie est une variable matérialiste, dit-on, alors que la Culture relève du symbolique. Elle est donc un concept non mesurable/ Une vieille donnée qui persiste encore chez nous.
Ce qui nous est demandé aujourd’hui, c’est comment remédier à cette situation comment faire pour que la Culture puisse participer à un nouveau modèle de développement ? Comment faire pour que la Culture puisse jouer pleinement son rôle éducatif pour l’éveil des consciences et la préparation du citoyen de demain, un citoyen clairvoyant, ouvert au monde qui l’entoure, conscient de la dimension esthétique des productions humaines ? Comment éveiller ce désir de culture chez le citoyen afin qu’il puisse participer efficacement au développement du pays ? Ce sont là quelques questions auxquelles nous tenterons de répondre pour participer à ce nouveau modèle de développement.
Prenons trois exemples significatifs de modèles de développement culturel dans le monde : celui de la France basé sur la régionalisation et qui combine l’industrie culturelle et le service public, celui de l’Allemagne qui repose sur une « souveraineté culturelle » presque totale attribuée aux landers et celui enfin des Etats-Unis qui ne dispose pas de ministère de la Culture, mais qui en délégant toute l’activité culturelle au privé a développé une industrie culturelle tellement puissante qu’elle a atteint une hégémonie culturelle sans précédent sur le reste du monde.
A notre avis, ce dernier modèle, malgré son efficacité, ne saurait convenir à un pays où tout reste à faire en matière autant d’éducation artistique et culturelle que de production et de diffusion des expressions artistiques et culturelles. Le déficit est énorme, à tous les niveaux. L’Allemagne des landers a prouvé son efficacité en ce qui concerne sa politique culturelle. Sa Fédération des Industries Culturelles et Créatives donne une opportunité extraordinaire à la production, à la diffusion ainsi qu’à l’aspect interculturel dans le cadre de la diversité culturelle. Cependant, serions-nous prêts à nous aventurer dans une « souveraineté culturelle totale » des régions sans risque politique ?
Le modèle français que nous copions d’ailleurs depuis toujours, combiné avec celui de l’Allemagne, répondrait peut-être le mieux à ce que nous estimons être en phase avec la diversité culturelle qui est la nôtre et la régionalisation avancée à laquelle nous aspirons. D’autant plus que la Culture est un service public. Même si l’encouragement des industries culturelles dans certains domaines est souhaitable (L’initiative de la CGEM d’avoir créé une Fédération des Industries Culturelles et Créatives est louable. Souhaitons-lui plein succès). Mais je pense que notre pays a encore besoin du soutien de l’Etat pour plusieurs raisons que je ne saurais détailler ici puisque nous n’abordons pas les contenus.
Il me semble qu’il est désormais urgent de faire des choix quant à la stratégie à adopter, au cadre à délimiter pour notre politique culturelle pour réaliser au mieux cette régionalisation avancée dans le cadre d’un nouveau modèle de développement.
A mon avis, deux options s’offrent à nous :
Soit garder le département en charge de la Culture à condition de dégraisser le mammouth, c’est-à-dire de revoir son organigramme. Soit se passer d’un ministère et mettre en place un Conseil Supérieur de la Culture et, dans les deux cas, donner pleines prérogatives administratives et financières aux directions régionales avec un partenariat étroit avec les régions.
Décentralisation et démocratie culturelle
Si nous optons pour la première formule, il faudrait revoir l’organigramme du Ministère qui ne s’occuperait pratiquement que de stratégie de politique culturelle et du maillage du pays en infrastructures de base, en mettant en place de véritables représentations régionales qui, elles, se chargeraient de l’action artistique et culturelle en étroite collaboration avec les régions. Notons par ailleurs que. Des directions régionales de l’action Culturelle appelées DRAC existent depuis la réforme de 1994, que des directeurs ont même été formés en France, mais ces directions ne sont encore que des coquilles vides, des directions sans prérogatives ni administratives ni budgétaires et les directeurs qui bénéficié d’une bonne formation ont pratiquement disparu.
En fait, sans une vraie décentralisation effective prenant en compte la carte culturelle du pays ( qui reste à faire si l’on excepte celle réalisée par l’Association Racines, dissoute) le Ministère naviguera dans le brouillard et ne saura répondre efficacement aux dispositions de la nouvelle Constitution qui recommandent clairement « une démocratie citoyenne et participative » basée sur une « organisation territoriale décentralisée, fondée sur une régionalisation avancée », où le volet culturel aurait une part non négligeable dans la gestion locale. Car, en effet, la décentralisation n’est pas seulement administrative et financière. Elle relève surtout d’une certaine démocratisation culturelle ; une démocratisation culturelle qui nécessite de la visibilité dans la programmation culturelle. Car, en effet, « une politique culturelle consiste à rendre visible ce qui, en principe, ne l’est pas, à mettre de l’ordre dans ce qui est d’habitude désordre ».
Culture et transversalité
Jusqu’à présent nous avons parlé du rôle du Ministère de la Culture ou du Conseil Supérieur de la Culture si on opte pour cette formule avec la délégation des prérogatives administratives et financières aux directions régionales en partenariat avec les régions et les communes, mais ceux-ci ne peuvent répondre à eux seuls aux besoins énormes en matière de développement culturel malgré toutes les bonnes volontés. La Culture est une mission publique, une entreprise citoyenne qui est l’affaire de tous. La transversalité culturelle oblige tous les départements ainsi que le privé à inscrire dans leur action le volet culturel. Les bénéfices qu’ils en tireront ne manqueront pas de déteindre par ricochet sur la politique culturelle dans son ensemble. Des partenariats entre les responsables de la Culture, les régions et les autres départements ministériels doivent être institutionnalisés.
Les Collectivités territoriales
Les Régions et les Collectivités territoriales doivent jouer un rôle déterminant dans le développement culturel et par conséquent dans le développement économique et social. Ils sont l’interface entre le citoyen et les créateurs. Ils ne peuvent prétendre à l’harmonisation de la vie sociale et économique des villes et des régions, à leur essor économique et au renforcement des moyens de leur promotion sociale, touristique, économique, sans donner de l’intérêt à la Culture par le soutien à la création et à la diffusion, la réhabilitation et la sauvegarde du patrimoine matériel et immatériel et la construction des espaces culturels. De même, en créant des réseaux au niveau des collectivités locales, une sorte de « culture commune » elles ne manqueront pas d’optimiser les moyens et de créer des échanges interculturels à même de répondre à la diversité culturelle qui est notre richesse.
Culture et Education
Culture et Education sont complémentaires, voire consubstantielles. Tout développement culturel passe nécessairement par l’éducation qui doit assurer pour le citoyen connaissance et ouverture de l’esprit par le moyen des expressions culturelles et artistiques. La culture doit jouer pleinement son rôle éducatif pour l’éveil des consciences et la préparation du citoyen de demain, clairvoyant et ouvert au monde qui l’entoure.
Culture et diplomatie
La diplomatie culturelle doit intervenir à trois niveaux : du point de vue de la politique internationale, du point de vue de la représentation de l’art et de la culture marocaine à travers le monde à l’ère de la mondialisation et, enfin, du point de vue migratoire qui pose de plus en plus de problèmes à nos compatriotes à l’étranger ainsi qu’aux pays d’accueil. Ces trois aspects, complémentaires et interdépendants, doivent constituer pour le Ministère des Affaires Etrangères et de la Coopération autant que pour celui de la Culture les bases de leur action à travers le monde.
Culture et médias
La culture ne peut s’épanouir sans un réel partenariat avec le secteur des mass médias dont l’apport à la diffusion et à la sensibilisation aux expressions culturelles et artistiques est désormais incontournable.
Culture et Tourisme
Tout le monde sait combien le tourisme culturel est une manne importante pour l’économie des pays à potentiel culturel important. Notre pays doit encore faire des efforts importants dans ce domaine étant donné la richesse de notre patrimoine matériel et immatériel.
Conclusion
Il y a une responsabilité énorme face à ce défi de la sensibilisation des responsables politiques, des créateurs et des citoyens de tous âges, à l’importance de la Culture et des Arts, d’en faire un enjeu de citoyenneté et l’un des facteurs de développement économique et social. Pour cela, il faudrait sans doute une décision politique afin d’institutionnaliser toutes les démarches et les inscrire dans la pérennité.
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