Abdallah Saaf
Directeur du CERSS
Comment parler d’une institution où l’on a, somme toute, passé une grande partie de sa vie ? Je suis entré en 1968 à la Faculté des sciences juridiques , économiques et sociales de rabat Agdal, université Mohammed V, et y suis resté jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire toute ma période estudiantine, moins la période passée en France pour y mener les études de troisième cycle (de 1972 à 1975), et puis depuis cette dernière date l’engagement à vie comme enseignant, moins une année sabbatique (1979). Cela fait cinquante-cinq ans moins quatre. Et cela continue.
Dans les itinéraires des gens, on peut reconnaître les lignes qui peuvent structurer toute une existence, les axes centraux autour desquels tout s’enchaîne : la nature des études, le parcours d’enseignant chercheur, l’engagement politique formalisé par l’attachement à une organisation dès les premiers pas comme étudiant dans cette Faculté, les perceptions que l’on a de soi et des autres, les responsabilités intellectuelles, morales, humaines et même politiques et administratives.
La Faculté est devenue au fil du temps comme un repère principal de l’identité de ceux qui y ont connu une telle trajectoire dans l’univers universitaire marocain qui n’a cessé d’évoluer. Monde réduit au départ, il n’a cessé de s’élargir au fur et à mesure. La Faculté devint comme une raison de vivre s’exprimant non seulement à travers le positionnement idéologique, politique, académique, mais même à travers le vestimentaire, le langagier et la façon d’être.
1.L’inscription.
La première fois où j’ai foulé le sol de la Faculté devait être le début de l’année universitaire 1968-1969. Jeune bachelier, j’étais déjà informé sur les conditions d’inscription alors très simples. Dès la première visite, après une attente somme toute légère, muni du minimum de documents requis, j’en sortis sans coup férir, dûment inscrit. La bureaucratie universitaire en ces temps-là était encore à un stade premier.
Plus tard, et de manière progressive, j’ai vu une Faculté qui s’installait au moment des inscriptions, au fil des ans, dans la tension, sous l’effet d’une inéluctable massification. Les débuts d’année donnaient lieu à de grands attroupements de centaines de jeunes à l’assaut des bureaux d’inscription. Il y eut des années où ces rassemblements frôlaient la fronde. Cette ambiance de heurts parfois d’affrontements dura quelque temps. Pendant ce temps, les formalités administratives devenaient plus complexes, la liste des conditions pour devenir étudiant s’allongeait. Ainsi l’inscription, avant même l’assiduité, le rapport pédagogique, les examens, les diplômes, était devenue un enjeu de taille.
Puis advint le numérique et ses solutions magiques, qui firent place nette.
2.Le métier d’enseignant.
La Faculté pour un étudiant devenu plus tard enseignant chercheur en son sein s’est emparé de notre vie. J’y ai passé comme nombre de collègues de longs moments, une grande partie de ma vie. Le cadre institutionnel qu’elle offrait donnait un sens particulier au parcours de tout un chacun. Je lui suis redevable de beaucoup de choses : les efforts que l’on y déploie pour essayer d’être au niveau, d’être à jour, d’améliorer la formation des étudiants et la nôtre propre, la place que l’on peut occuper dans le champ culturel, voir dans le champs public…
Comme nombre de mes collègues, j’envisageais depuis le lycée de « faire carrière » comme on dit, dans l’enseignement. Depuis la fin du secondaire je rêvais d’être enseignant de philosophie dans un établissement loin de l’axe Rabat-Casablanca, passant mon temps libre, hors enseignement – un professeur dispose d’un temps quasiment illimité- à ruminer les œuvres de mes auteurs préférés d’alors (Nietzsche, Marx, Camus, Sartre, et autres…). Et puis du fait du hasard de l’attribution des bourses me voici étudiant en droit public à la Faculté de droit de l’Agdal, et non en philosophie comme je le souhaitais. Et comme je ne réussissais pas à renoncer à mon inclination que je voyais comme naturelle pour la philosophie, je m’inscrivis en même temps à la Faculté des Lettres de Rabat en philosophie.
A la Faculté de droit les professeurs étaient les héros de cet univers nouveau pour moi comme pour tous les nouveaux inscrits. Chacun avec sa personnalité, son parcours, son vocabulaire, ses repères, son esprit, son aura, celles de ses compétences reconnues. Les uns étaient des universitaires purs, apolitiques, fiers de leur distance avec les affaires de la cité. Les autres appartenaient à une race qui m’était jusque-là totalement inconnue : des gens qui curieusement déambulaient devant nous avec une liberté de paroles et de démarches qui nous intriguait, se réclamant de militances politiques variées, la plupart de gauche, mais pas seulement…Ces vedettes politico-académiques siégeaient ouvertement dans les directions des partis de l’opposition. Cela n’empêchait pas la plus grande courtoisie entre des professeurs. Les dissensions n’étaient pas visibles. Bien sûr, il y eut des moments où les animosités partisanes s’aiguisaient davantage.
Nous recevions les contenus du savoir dont ils voulaient bien nous approvisionner comme des dons généreusement prodigués par des bienfaiteurs. Nous buvions leurs paroles, la quantité de connaissances qu’ils déversaient sur nous, y compris de longues digressions, des anecdotes et des mots d’esprit, dans un silence religieux, dans la discipline des apprentis artisans de chez nous, un certain sens de l’écoute qui semble s’être évaporé ces derniers temps, et beaucoup de reconnaissance. Certains dictaient le même cours depuis longtemps et le reproduiront longtemps encore, d’autres les animaient, d’autres nous tenaient en haleine comme dans des thrillers.
Durant les trois années de licence, pleines en dépit de l’agitation estudiantine constante de ces temps-là (cela s’appelait la période de « la nouvelle gauche »). Dans cette ambiance-là, on pouvait ressentir et souvent plus que ressentir, se délecter d’apprendre sous divers angles la chose politique, institutionnelle, constitutionnelle, juridique, économique et tout ce qui est en rapport avec l’apprentissage des sciences sociales. Le cours était en général une fête et nous le vivions souvent collectivement comme tel.
Parmi les enseignants, lesquels ne nous ont pas marqués ? Tous nos enseignants français brillaient, compétents, professionnels, excellents pédagogues, et nous leur vouions un grand respect. Parmi eux il y avait des profils devenus des légendes comme Claude Palazolli, qui enseigna longtemps des matières de droit public comme le droit constitutionnel, les finances publiques, auteur du « Maroc politique », etc…Nous fûmes plus tard attristés d’apprendre sa mort accidentelle sur une des plages de l’Amérique latine. Il y avait aussi le rigoureux professeur Daniel Bardonnet, qui nous enseigna les relations internationales et le droit international, et que nombre de nos étudiants ont retrouvé à Paris dans leurs jurys de thèse. On ne peut oublier le professeur Michel Rousset en droit et sciences administratifs, l’un des plus avertis connaisseurs de sa discipline et du système institutionnel marocain. On ne peut pas ne pas mentionner des professeurs rigoureux en droit privé, mais qui faisaient partie de notre cursus de droit public, comme Jean Decroux, Jean Deprez et Moussa Aboud…
Il y avait aussi quelques professeurs marocains, ceux dont la réputation était déjà bien établie, ceux qui incarnaient des étoiles montantes , et ceux qui n’étaient là que pour un moment: Mohammed Lahbabi et sa géographie économique, et ses multiples récits sur le gouvernement d’Abdellah Ibrahim et sur sa collaboration avec le fondateur de l’ENI Enrico Mattei ; les cours apaisés de feu Abdelouahed Belkéziz sur le droit international privé, le doyen de la Faculté de l’époque ; et bien entendu d’Abdelaziz Bengelloun, qui outre ses compétences disciplinaires a contribué à mon sens à la formation de l’image d’un esprit universitaire chez les enseignants même si on ne lui connaissait pas de filiation partisane. On sentait que d’autres silhouettes qui se mouvaient dans les murs de la Faculté n’étaient là que de passage, préoccupées de partir ailleurs incessamment quelque part dans les appareils d’État ou dans les organisations internationales.
Ces figures ont constitué des repères saillants de la Faculté et structuré son identité et durablement influé non seulement sur le processus de formation d’une grande partie de nos élites, mais aussi sur les processus d’élitisation eux-mêmes.
3. La relation professeur-étudiants
Quels enseignements tirer de tant d’années de rapports avec les étudiants au sein de la Faculté ? Les étudiants sont l’objet central des préoccupations de tous. A la Faculté, personnellement j’ai appris à être en posture permanente d’apprentissage. La relation maître-élève, professeur-étudiant peut s’avérer féconde dans les deux sens. Certains étudiants vous apprennent sur des questions ponctuelles, qui pour une raison ou une autre n’ont aucun secret pour eux (en raison de leur expérience, de leur emploi, de leur préoccupation…), plus que ne vous en apprendraient vos collègues ou vos lectures. Vos étudiants, à des moments particuliers deviennent vos maîtres…
Une des certitudes que je me suis forgée dans ma Faculté de droit de Rabat-Agdal est que les compétences et l’expertise acquises par l’enseignant ne pouvait pas l’empêcher de rester ouvert aux réflexions ou aux connaissances pouvant provenir des étudiants. Parmi ces derniers nombreux étaient ceux qui occupaient déjà des postes au sein de l’État et qui avaient incontestablement les éléments d’une certaine expérience. Après leurs études et l’obtention de leurs diplômes, ils deviennent de précieuses sources d’information.
Un des débats les plus passionnants entre professeurs à plusieurs reprises a concerné ce que l’on appelle « le niveau » des étudiants, cette problématique semblait stigmatiser les étudiants provenant des établissements de l’enseignement public. En enseignant, je me suis fait une idée sur cette question du « niveau ». Selon les ans, le « niveau » pouvait être relevé, moyen, ou un peu plus bas. Il y avait des années où on avait de belles promotions en termes d’intelligence, de volonté d’apprendre, de désir de s’améliorer, de la qualité des interpellations adressées au professeur sur les contenus du cours. Il y avait aussi des années où la présence estudiantine était pédagogiquement de niveau inférieur. Je m’interdis de généraliser. Cette opinion, je la défendis et la défends toujours, l’ idée selon laquelle qu’à supposer qu’ils arrivent faiblement armés du secondaire–ce qui reste d’ailleurs à vérifier, car cela relève souvent du préjugé–, ils disposent de plusieurs années à passer à la Faculté pour améliorer leur formation. Quel que soit le « niveau », plusieurs d’entre nous s’estimaient désormais responsables de cela.
4. Professeur plus.
Un professeur peut être happé par des tâches administratives au sein de la Faculté elle-même (bureau syndical, chef de département, doyen de la Faculté elle-même ou ailleurs). Tout l’enjeu consiste à lutter pour ne pas être absorbé par les responsabilités institutionnelles. Peu lui résistent et comme ces poètes en cessation d’inspiration, ils finissent par se pendre à leur lyre et à déserter la scène universitaire.
Beaucoup de collègues nominés ont quitté l’enceinte universitaire. Certains ont résisté et mené la double vie. Mais où donc étaient-ils des vacataires ? A la Faculté ou dans le poste qu’ils occupaient ailleurs et qui les accaparait davantage et même les poursuivait partout où ils se rendaient ? Le double attachement n’est pas sans intérêt : dans certains cas, ce type d’enseignants apportait un plus, leur pratique institutionnelle alimentait les contenus quelque peu théoriques du cursus.
J’étais doyen de la Faculté de droit à Mohammedia quand je fus intégré dans le gouvernement d’Abderrahmane El Youssoufi comme ministre dans le domaine de l’Éducation Nationale (mars 1998- novembre 2002). Comme doyen, je continuai à donner mes cours habituels, les six heures réglementaires.
Après ma nomination comme ministre dans ledit Gouvernement de l’Alternance, j’ai fixé un horaire pour mes cours. J’avais en master deux cours sur les politiques publiques, l’un en langue arabe et l’autre en langue française. J’en avais un troisième en théorie des relations internationales. Cela faisait six heures en tout, j’ai vu dans les yeux de mes étudiants dés le premier cours qu’ils ne croyaient pas que j’allais tenir le coup, comme d’autres avant moi, pour eux, tôt ou tard j’allais reporter, annuler voire au bout d’au certain temps, incapable de cumuler, disparaître et me faire remplacer, comme d’autres l’ont fait avant moi. Dans leurs regards, il y avait comme un défi : « On va voir jusqu’où tu vas aller. Un cours, deux, trois… ? ». Je pense avoir tenu le coup tout au long de ces année-là. J’ai résisté à l’absorption de l’enseignant par la machine ministérielle.
Tout de même, je garde un souvenir qui jusqu’à aujourd’hui me culpabilise. J’avais informé en début de la dernière année de ma période gouvernementale, le coordinateur du master « Pratique diplomatique » que je ne souhaitais plus assurer le cours de « Théorie des relations internationales » que j’assurais jusque-là. Je pensais l’affaire entendue. Il n’en fut rien. Quelle fut ma surprise lorsqu’en fin d’année à l’approche de l’examen le coordinateur vint me voir pour me dire que les étudiants du dit master m’attendaient pour l’examen. Je n’en revenais pas. N’avais-je pas suffisamment insisté auprès du coordinateur ? Était-ce ma faute ? Une solution d’urgence fut trouvée, mais il s’agit d’un de mes plus mauvais souvenirs de la Faculté et je m’en voulus de n’avoir pas pris les précautions nécessaires pour formaliser la décision.
A la fin du gouvernement de l’Alternance (novembre 2002), à la rentrée d’un cours, un collègue m’avait lancé « un bon retour à la Faculté ». Peu importe quelle fut son intention, maligne ou bienveillante, je ne voulus pas lui dire la réplique que j’avais très clairement en tête : « je ne suis jamais parti pour être de retour ».
5. L’a-retraite.
Après des parcours officiels, un passage au gouvernement par exemple, ou une responsabilité universitaire ou administrative (décanat, présidence de l’université, la direction d’un département…), rares sont les anciens responsables qui reprennent le chemin des classes. Sur plusieurs décennies quelques-uns à peine l’ont fait. Il faut dire aussi qu’en général, au-delà des retraites administratives ordinaires, telles que prévues par le statut de l’enseignant chercheur, la Faculté de droit de l’Agdal, très légaliste, et aussi formaliste que l’exigent les textes en vigueur, a toujours reçu à bras ouverts ceux qui veulent continuer à enseigner. L’âge ne comptait pas avant même le label de « l’éméritat » dans sa version actuelle.
On peut se demander pourquoi ces enseignants continuent à enseigner alors que leur temps légal est fini et qu’ils n’ont rien à y gagner. En observant les pratiques des collègues, les prédécesseurs et les successeurs, je pourrai citer entre autres trois éléments d’explication :
-Tout simplement, ceux qui ont choisi très tôt le métier d’enseignant-chercheur, répugnent à délaisser la classe ou l’amphi. Il leur est difficile d’accepter de s’arrêter. Dans notre Faculté des collègues étaient presqu’enthousiastes à l’idée de s’arrêter, de prendre leur retraite, il suffit de lire les traits de leur visage quelque temps après pour y décrypter une indicible désillusion.
-Une seconde explication peut être avancée à partir des échanges avec les collègues qui ont vécu ou vivent cette situation : le professeur qui continue à enseigner au-delà de sa retraite vit une période où il est libéré de toute pression administrative ou autre, plus disponible, fort de son expérience, au faîte de sa maturité et où il sent qu’il peut toujours donner de lui-même. Des professeurs comme Abdallah Ibrahim, Allal El Fassi, Driss Slaoui, Abdelhadi Boutaleb, Jallal Essaïd et bien d’autres…
– Enfin il peut être considéré plus souvent qu’on ne le pense, qu’enseigner est davantage qu’un métier. Il s’agit d’une passion qui habite le professeur jusqu’au bout de ses forces. Alors, l’âge légal compte peu. Et l’aventure continue.
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