Lire à la suite, dans le même souffle, les trois derniers livres publiés par Abdallah LAROUI, constitue une entreprise passionnante. Dans une œuvre aussi construite, les textes de ce penseur incontournable prennent sens les uns par rapport aux autres, même si peuvent s’y greffer des couches de significations variables selon les contextes, les conjonctures, les perspectives.
De nombreuses séquences significatives ponctuent l’ouvrage. Des moments forts, des moments clés de la vie du pays, raccordés au vécu immédiat, éclairent d’une lumière nouvelle des éléments restés jusqu’ici obscurs de la démarche de l’auteur lui-même. Et bien qu’un régime n’épuise pas une vie, et qu’une vie peut ne pas épuiser un régime, même si en termes de commencement et de fin, de durée, elle peut y correspondre presque terme à terme.
Dans « Le Maroc de Hassan II. Un témoignage », les aspects investis, expliquent les diverses évolutions par la logique des intérêts, l’histoire sur le long terme ou l’histoire immédiate, les ressources, le contexte régional et mondial, la violence, la ruse, la diplomatie, la tactique, la stratégie…
Dans « Diwan Assiyassa », dans un « cadre logique » sans fente, les dimensions théoriques sont ré- explorées, redéfinies et investies à travers des fragments, des développements titrés, numérotées, dans un ordre presque arithmétique, dans un enchainement logico-historique rattaché aux questions de l’heure les plus urgentes. Dans cet ouvrage, l’écriture politique se déploie au-delà des variations de l’histoire, dans une perspective plus approfondie.
Le troisième ouvrage «Réforme et Tradition » porte sur les conditions de construction de la tradition dans l’ensemble des espaces arabo-islamique. L’ouvrage porte sur les origines historiques, sociales et existentielles de la tradition et les velléités de réforme. La politique, et encore moins le politique au Maroc, ne sont pas abordés directement. Mais la tradition ne peut pas ne pas impliquer la politique par différents biais. Du point de vue de l’histoire réelle, l’ ouvrage investit l’impact de la tradition sur la politique, l’imbrication avec elle, aussi bien en termes de tradition que de réforme, l’avènement de la politique à travers la distinction entre le moment mekkois et le moment médinois, les interrogations sur le rapport entre monothéisme et théocratie et les développements de nombre de principes régulateurs.
Les trois ouvrages susmentionnés développent le thème du politique, dans une économie générale de l’analyse chaque fois particulière. L’auteur y met en relief les mécanismes psycho-politiques à l’œuvre dans le champ politique marocain au moins depuis l’indépendance, le vécu dense qui l’a enveloppé, les articulations entre plusieurs éléments qui paraissent éclatées, non reliées, trop dispersées, et chacune mue par une logique distincte. Dans l’ensemble, les choses sur lesquelles discourent les textes de LAROUI se rapportent à des récits sur un parcours personnel, des faits premiers, des éléments bruts de la réalité marocaine, leur mise en ordre, l’explicitation de leur sens, de leur contexte, leur décryptage théorique, leur construction conceptuelle, une critique de la formation idéologique marocaine, une réflexion et une médiation continues sur l’histoire en général, et sur l’histoire politique en particulier.
Mais outre les élaborations conceptuelles auxquelles LAROUI procède, bien des thèmes dont il est question dans son œuvre, sont aussi celles que ne peuvent percevoir que des témoins d’expériences, des témoins d’actions, des auteurs de démarches. Incontestablement, au total, ce regard « situé », révèle un autre Maroc politique. Le témoignage de LAROUI dans le Maroc de HASSAN II est riche, même si de nombreux éléments de son parcours personnel avaient déjà été dévoilés et éclairés dans Khawater Essabah (« Impressions matinales »).
Pourtant l’auteur lui-même signale les difficultés de l’entreprise : un tel projet est nécessairement jonché de malentendus, de fausses représentations, d’images inversées de la réalité. LAROUI prend soin d’avertir dés le départ le lecteur : « Je ne prends pas parti. Je ne condamne pas, je ne défends pas. Je cherche à comprendre, à faire comprendre ». Cela ne dispense pas l’auteur, chemin faisant, d’effectuer des révélations comme par exemple de glisser cette information entre autres, selon laquelle l’ancien premier ministre Ahmed Osman avait bel et bien démissionné, sans jamais expliciter les modalités de son départ, sur la solitude d’Abdallah Ibrahim, sur certains aspects des relations de l’auteur avec Benbarka, et bien d’autres choses encore…
Ouvrage d’une économie particulière, celle du récit, de la mise au point, de l’histoire immédiate, sur fonds d’analyse compréhensive, l’approche s’ apparente fort bien à la sociologie historique, solidement basée sur un vécu durement réfléchi et approprié.
Une des tendances profondes du champ social global au Maroc serait de tout ramener au politique. Mais tout est-il réellement politique et dans quels sens ? L’amplification du politique, son hégémonie, ne cachent-elles pas une faiblesse, une fragilité du politique dans une société comme la nôtre. Le passage au politique est-il réel, avéré, confirmé ? Tout est apparemment politique, mais dans un sens bien différent. Ainsi la politisation de la religion et la transformation de la politique en véritable religion peuvent constituer à proprement parler une sortie du politique, une dépolitisation.
La politique « vraie », substantielle, renverrait aux articulations entre sujétion et citoyenneté, à la répression et à la vie en commun (sociabilité/ المؤالفة ), la soumission et la gestion, l’étendue des cercles politiques qui pour l’heure paraissent plutôt étroits, la nature des processus d’élitisation à l’œuvre, la capacité de ces derniers à se renouveler continuellement, les responsabilités limitées dans le temps, l’existence d’une vie avant et après la politique..
L’auteur esquisse un seuil qui marque l’émancipation par rapport à la politique ; le règne du sport, des arts, de la science, de la pensée, de la volonté… Lorsque ces domaines s’autonomisent par rapport à d’autres, alors la politique marque un temps de maturation et de raffinement.
LAROUI met en garde contre la politique à outrance. Dans cette mise en garde, le trop de politique est en réalité un déficit ou un manque de politique, ou tout simplement de la politique inefficace, ou de la politique à l’état formel. Quand la politique se généralise, investit tout, déborde, quand tout devient politique, en termes de durée, de contenus, de tonalités, de formes, il s’en suit comme une dégradation de la vie en commun, une dévitalisation de l’organisme, une réification, alors que « la relation entre démocratie et inventivité est plus profonde qu’on ne pense ». Il se produit comme une dévitalisation, et peut-on comprendre aussi une réification.
A.LAROUI décèle depuis le commencement un mouvement général de restauration et de retraditionalisation du système politique marocain. Le politique s’alimente d’un processus continu d’invention et de réinvention.
Au miroir des faits historiques du Maroc de l’après indépendance, relatant les luttes de l’époque, LAROUI considère le prince, le futur roi du pays, Hassan II, le pouvoir, et donc le système à l’œuvre, comme s’ inscrivant naturellement dans la durée marocaine, même si sa conception personnelle de la monarchie n’avait rien de spécifiquement marocain, arabe ou musulman. « Il n’avait pas besoin de se dire authentique, de viser « la restauration » du Maroc éternel, il lui suffisait de prendre le pouvoir pour qu’automatiquement ce qui avait toujours été, se restaure de lui- même. Il pourrait prendre à son compte n’importe quel programme, comme celui de la gauche, puisque celle-ci affirmait constamment qu’il était national ».
Mais constamment, les choses politiques sociales, culturelles et autres, concernant le Maroc, sont vues depuis l’épicentre, l’Etat et ses prolongements. Tout se passe comme si l’angle de vue qui part du roi, ses statuts, ses évolutions, à la fois comme système et comme acteur, constituaient les points de vue déterminants. Tout est dans l’Etat, ses espaces, sa durée, ses élites et contre-élites. Ce qui fonde au moins une interrogation : ce parti pris foncièrement étatique permet-il de mesurer le pouls de la société ? Mais peut-être que l’Etat est-il dans la société et celle-ci dans l’Etat.
A travers un réalisme implacable, A. LAROUI procède à une caractérisation globale du régime, à une phénoménologie du pouvoir marocain, en s’arrêtant sur des épisodes significatifs de la vie constitutionnelle, ses variations, les va-et-vient des acteurs autour de cette question… Son témoignage restitue tout le lexique qui permet de définir le système politique marocain : « pouvoir personnel », « autoritarisme », « monarchie constitutionnelle », « despotisme éclairé », « autarcie », « répression », « dictature »…
Pour LAROUI cependant l’autoritarisme personnel ou personnalisé doit être interrogé. Il ne s’exerce que par délégation. Au niveau du despote en chef, le commandement ne saurait être que symbolique, en ce sens qu’en lui seul s’incarne la légalité : « l’Etat mawerdien étant un Etat impérial ( Etat princier, en ce sens que le prince est le commandant en chef de l’armée), aussi, pour cette raison le despotisme ne peut y être que fictif, c’est-à-dire reparti entre des gouverneurs qui exercent un vrai pouvoir autoritaire, plus ou moins, pour une longue durée à travers l’autorité qui leur est délégué ».
Tout cela renvoie à la personnalisation du pouvoir (التفريد), situation où le gouvernement devient la loi elle- même, celui à qui tout revient, tout appartient, dont les humeurs et caprices deviennent des ordres et lois. Il s’agit proprement d’un régime impur, d’une déviation de la royauté originelle. Le roi se révèle alors comme étant avant tout un être humain. L’auteur recourt à la dichotomie comme outil de lecture et d’explication : le roi peut être décrit comme étant à la fois « responsable et irresponsable, fort et faible, protecteur et protégé, puissant et vulnérable, fertile et stérile… ».
La personnalisation est inévitable dans des sociétés comme la nôtre. Encore faut-il distinguer entre la royauté comme contrainte logique et la monarchie comme institution évolutive. D’où la préférence d’ A.LAROUI, comme dans les bons temps antiques, pour l’appellation du « gouvernement de l’un ».
La grande difficulté à ce sujet est celle qu’introduit le troisième ouvrage d’A. LAROUI lu ici sous l’angle de la pensée politique (« Tradition et réforme »), en particulier lorsqu’il se réfère au sacré. Comment se dévoile le politique à travers la naissance et le développement de la tradition ? Quelles coïncidences, correspondances, corrélations, connexions et imbrications dévoilent-elles à travers la comparaison avec le décryptage de la geste d’Abraham, le parcours de Moise, l’ expérience du prophète entre La Meque et Médine….
A.LAROUI adresse dans ces passages quelques interrogations qui en réalité dépassent le cas spécifique de l’islam : « Qu’y a-t-il en effet de plus manifeste que la relation entre monothéisme et autocratie ? Un seul dieu dans le ciel, un seul souverain sur terre. L’Homme peut-il imaginer Dieu autrement que sous les traits d’un monarque absolu, avec sa cour, son étiquette, son tribunal, etc.… ? Dés qu’il y a parole, il y a image, et les images sont en nombre limité même pour l’individu inspiré.. Il suffit de prendre les comparaisons à la lettre, ce que fait la tradition, pour que rien ne distingue plus ce qui est, c’est-à-dire l’autocratie, de ce qui doit être de toute éternité. L’autorité profane, quelle que soit son origine, est de ce fait sacralisée ».
Le despotisme monarchique où s’est dissoute toute expérience politique de l’antiquité, aurait préparé les esprits à adopter le monothéisme, né dans un coin oublié du monde pré-antique. La naissance de la théocratie, comme forme de pouvoir différente du despotisme impérial, se décline en termes de réalités historiques de l’époque, entre aspirations de l’ aristocratie mekkoise et démocratie tribale…L’autocratie devenue inévitable se mue en théocratie, du fait que la république ne peut durer sans vertu.
Le projet théocratique repose sur l’idée de gouverner au nom de Dieu et sous son regard. Il affirme sa capacités à réaliser le projet de moralisation et comme dépassement des limites de la république de la vertu. Mais du coup la théocratie secrète-t-elle le despotisme ou l’inverse ?
A. LAROUI ne manque pas l’occasion de poser ses grandes interrogations qu’il qualifie d’ailleurs de machiavéliennes : « Que choisir en toute circonstance une théocratie éthique ou un despotisme athée ? Peut-on concevoir une théocratie démocratique, ou est-ce une contradiction dans les termes ? Inutile de poser ces mêmes questions à IBN KHALDUN. Celui-ci y a répondu »
Le Dieu justicier est mis en avant dans le sens d’une justice immédiate. Les développements, sur la tradition permettent de mettre en lumière d’ailleurs des aspects relatifs à la question de la justice sociale. La Tradition ne peut imaginer une société sans hiérarchie, encore moins une autorité diffuse en un pouvoir partagé. Elle n’a pas besoin de connaitre l’expérience historique pour affirmer que la démocratie engendre le chaos aussi sûrement que le désordre nait de l’esprit d’égalité.
A. LAROUI énumère les distinctions qui parcourent la société de part en part («gouvernants-gouvernés, maitres-serviteurs, nobles-roturiers, hommes libre-esclaves, males-femelles, adultes-adolescents, sensés-insensés, doués-incapables, lettrés-incultes, croyants-incroyants). Il prend en considération la logique de l’ évaluation en termes de capacités qu’introduisent les jurisconsultes, une sorte d’arithmétique sociale que reflètent les codes juridiques («plus ou moins libre, plus ou moins sensé, plus ou moins noble, plus ou moins influent, plus ou moins lettré, plus ou moins indigne… »). « L’autocratie limite les méfaits des inégalités sociales, la hiérarchie assure la stabilité en période de désordre politique.. » (p 107).
Avant 1956, il y avait un « sultan » : le terme de sultanat n’a pas la même signification avant et après l’instauration du protectorat français en 1912. Auparavant le terme désignait un souverain indépendant qui ne reconnaissait la souveraineté d’aucun calife. Après 1912, le sultan est toujours indépendant, mais sa souveraineté est limitée. En 1935, les nationalistes marocains se mirent à utiliser le mot « malik » (roi) à la place de sultan (amir al muminin).
Tout cela ne relève pas d’un simple exercice d’histoire, mais à l’interprétation légitimiste de HASSAN II, et aux fondements de la constitution octroyée de 1962.
La ré-exploration du temps grec du vieux concept de « gouvernement mixte » à travers les théories du devenir politique permet de rappeler et de se réapproprier, comme éclairage l’ancienne problématique des penseurs grecs : comment arrêter l’irréversible devenir politique ? Comment stabiliser l’évolution ? Comment sortir de l’eternel retour des cycles ? En cherchant à combiner les avantages de certains bons régimes aux inconvénients d’autres, il est possible de briser les cycles de la dégradation. Le « gouvernement mixte » permet de réaliser une forme de coexistence, en plus d’une complémentarité entre le gouvernement de l’un (le roi, la monarchie), des quelques uns (les élites, les aristoï, les oligoi..) et des nombreux (la masse, les démos…).
La structure hiérarchique de la politique de la mixité place la monarchie en sommet, les élites au niveau intermédiaire et la population à la base. Selon des proportions variables, et à travers des outils… se construit le gouvernement mixte forgé par les matériaux du Moyen Age, de l’Etat féodal germanique, de l’expérience romaine, de l’influence des préceptes chrétiens.
Le gouvernement mixte favorise l’abstraction, car en réalité il incarne non seulement une forme de gouvernement (de pouvoir) mais tout le gouvernement (le pouvoir), avec les fonctions cardinales de tout gouvernement (délibération, décision, exécution…). Sous cet angle, la mixité n’est pas une somme d’éléments divers, mais une interprétation, une combinaison…
Par ailleurs dans le Maroc de Hassan II, le vocabulaire politique marocain est hanté par les usages de l’expression « pouvoir personnel ». Celle-ci serait empruntée aux milieux politiques français hostiles, chez eux, au régime du général DE GAULLE. Les acteurs politiques marocains partent du principe que la monarchie n’avait pas d’existence indépendante de la société…
A. LAROUI s’arrête aussi, dans ses efforts pour caractériser le régime, sur la rhétorique changeante et en même temps gardant beaucoup de sa forme initiale, à partir d’une conception idéologique, presque mystique, de la monarchie distincte à la fois du légalisme opportuniste, de l’islam malékite, et du constitutionalisme inspiré par l’occident européen.
Qu’est ce que l’Etat islamique ? La leçon d’ARISTOTE reste des plus exemplaires. Etudiant, analysant, pensant la politique, il procéda à la collecte systématique des dizaines de constitutions telles qu’elles peuvaient être décrites, telles qu’elles existaient, telles qu’elles se pratiquaient, à travers récits, légendes, histoires, mais aussi à travers son observation directe ou indirecte… Ce rappel permet à LAROUI de prendre acte du fait que du coté de l’Etat islamique, tout se passe comme s’il n’y avait rien de nouveau après EL MAWERDI, IBN KHALDOUN, IBN TAYMIYA… Qui a procédé à des dépouillements fouillés, à des relevés systématiques du réel, dans sa diversité (peuples, langues, traditions…), à la manière aristotélicienne ? En réalité, il y eut, comme il ya aujourd’hui, des Etats islamiques, et il parait tout à fait infondé de parler d’un Etat islamique.
Les théologiens qui ont écrit sur la politique avaient la plupart du temps pour préoccupation majeure le gouvernement légal, une légitimation formelle, au-delà des influences historiques que l’on pourrait lire sur les traits et les actions de l’Etat islamique réellement existant (influences hellénistiques, romaines, persanes..).
La légalisation paraît comme de pure forme. Ainsi par exemple, AL MAWERDI réorganise les éléments de connaissance disponibles ici et là, et de ce fait la spécificité s’avère être seulement formelle. Il faudrait en conclure que l’Etat islamique, renvoie une fois de plus, et bien simplement, à l’Etat tout court : « L’Etat mawerdien…définit al aâma ( ), al khassa ( ) et le sultan, en distinguant al aâma de la population, al khassa des notables (al aâyan), et le prince d’al imam. Il n’est pas question chez lui de gouvernement d’al aâma, synonyme de chaos, désordre et anarchie. Et de fait, l’histoire ne connaît aucune forme de pouvoir de cette nature. Aussi la gestion d’al aâma signifie nécessairement la répression et (al iljam) la maitrise ».
Lorsque LAROUI revient sur l’esprit de la constitution, rappelle l’impact de l’attentat politique du Protectorat sur la personne du souverain, l’attentat physique contre BENARAFA, les négociations d’Aix-des-Bains, les gouvernements MBAREK BEKKAI, les programmes des réformes des nationalistes, et la configuration constitutionnelle de type orléanistes qui a prévalu.
Dans Diwan Essiyassa, LAROUI explicite l’arrière plan du débat. Il procède à une lecture des divergences d’ avant la constitution de 1962.
Est survenue, en 1961, « la constitution octroyée » qui n’apparait ni comme une revivification de ce qui prévalait politiquement et institutionnellement auparavant, ni comme une réalisation des rêves de citoyens, mais la description de ce qui existait, après que le Roi ait récupéré les pouvoirs dont le traité du Protectorat l’avait dépouillés.
Le mot d’ordre « d’authenticité et de modernité », en « éternel » retour cyclique, tente en réalité de concilier deux fictions.
D’une part, l’authenticité se fonde sur l’idée d’une délégation d’un pouvoir qui ne peut être remis en cause, et qui lui-même sous délègue aux instances d’oulémas, prêcheurs, imams, cadis, corporations de chorfas, zawayas et membres de leurs prolongements actuels (associations, coopératives, widadiyate, partis…).
D’autre part, la modernité, quant à elle, renvoie aux ressources, l’organisation et la mise à niveau de la main d’œuvre, les investissements, etc… LAROUI rappelle la réflexion d’un Résident Général qui affirmait que le Protectorat était une entreprise qui réussissait. Ses dispositifs aussi sont revenus entre les mains du roi.
Ainsi, dans la construction dominante, le Parlement apparaît comme l’annexe du gouvernement, et le gouvernement comme l’appendice de l’institution monarchique. Les élections ne constitueraient, de ce point de vue, qu’une délégation à un autre niveau, une sorte de droit octroyé, à la fois ratification et cooptation. Le dispositif général est celui d’une délégation à tous les niveaux et la Beïa nous projettent loin des philosophies contractualistes hobbesiennes et de leurs stipulations pour autrui ou de la vision lockéenne et de son contrat synallagmatique.
LAROUI introduit ici une perspective fort significative : il existe depuis les débuts deux lectures possible de la constitution marocaine, toutes deux irréductibles : l’une part de la chariaä et l’autre est de nature démocratique. Peut être cela n’était pas recherché comme une crise au départ, mais est certainement le résultat d’un héritage. Personne n’a tranché ce débat dans un sens ou dans l’autre. Après cinquante ans, il ne peut être question de revenir au point zéro, mais de faire prévaloir l’une des deux interprétations.
Selon les raisonnements à l’œuvre dans la réalité, deux scénarios paraissent prévaloir :
-Si l’Etat marocain est un Etat islamique, il en découlerait alors que le roi est un imam, le gouvernement un ministère, le contrôle de la hisba, le trésor le vieux Beit el Mal des premiers musulmans, l’impôt une simple contribution de croyants, la législation un jihad, le parlement une activité de consultation, le vote un conseil, l’élection une cooptation, etc. Cette lecture n’est-elle pas irrecevable, car condamnée par l’expérience historique ? Pourquoi alors ce point de vue, inefficace, rejeté par la réalité, a-t-il besoin d’être revivifié ?
-Si maintenant, l’Etat marocain doit être un Etat démocratique, une autre logique prime, l’inverse de la précédente, imposant d’aller jusqu’à son terme. Tout vient alors de la base. Le peuple choisit le Parlement, qui désigne le gouvernement, les deux confient au Roi une mission et donnent leur accord s’agissant de la prise en charge de l’héritage. Le peuple contrôlerait le Parlement, lequel contrôlerait le gouvernement. La conduite du Roi elle-même ferait l’objet de contrôle par divers moyens.
Au total, pour l’avenir, si un certain équilibre ne se réalise pas, permettant de dépasser les deux interprétations, et si la constitution marocaine perpétue ses dimensions contradictoires, et son ambigüité, le pouvoir restera là où l’aura laissé jusqu’ici l’évolution historique.
Les trois ouvrages ne pouvaient trop s’écarter de l’histoire du Maroc actuel. Il est remarquable que les développements de l’auteur dans le Maroc de Hassan II et Diwan Essiyassa mettent en relief le lien entre la question institutionnelle et constitutionnelle, celle des droits de l’homme et celle des élections. Le fameux tryptique depuis toujours posé par les oppositions, à savoir : « la consultation des habitants à quelque niveau qu’elle ait lieu, ne crée par elle-même aucun droit à la dévolution de l’autorité. Loin d’être à l’origine de la délégation du pouvoir, elle se place au milieu d’un processus qui lui préexiste et l’encadre. Il y a un « avant » et un « après » l’opération électorale, tous les deux restent par définition à la discrétion du monarque. Hassan II a toujours souligné l’importance des élections.
L’ouvrage des politiques publiques s’attarde ailleurs sur le déploiement des politiques publiques : ainsi des questions posées aux valeurs/croyances, la justification de doctrines dans l’application des politiques tel le libéralisme, mais aussi de manière pratique dans des secteurs comme celui de l’éducation, constamment reliés à la culture, à la société, à des questions spécifiques comme celle de l’arabisation.
Les politiques économiques, en particulier la politique, agricole hydrauliques sont abordées du point de vue de l’allocation des ressources, mais cette relation d’ allocation se situe elle-même comme en continuité avec des politiques du Protectorat et en même temps représente quelque chose de plus.
Ce n’est certes pas la seule lecture depuis les années soixante. R.LEVEAU parle d’une conformité des grands travaux hydrauliques avec la carte des notabilités : les lobbies se mettent en place pour influencer la manière dont les barrages allaient être raccordés aux grandes propriétés.
Les développements sur le Parlement restent théoriques. L’institution parlementaire s’inscrit dans le processus de formation de la citoyenneté. Le parlementaire est un citoyen qui atteste de sa civilité dans sa vie quotidienne, avant même que le Parlement ne le lui impose, sinon le Parlement se convertirait en une commune rurale. Sa tache principale est d’organiser les relations sociale : il détermine le budget, l’impôt, les investissements, les équipements, les moyens de production, l’agriculture, la santé, l’ éducation, l’emploi. Tout se décline ici en termes d’utilité publique. Plus les capacités de l’électeur sont élevées, plus celle des représentants sont renforcées, et mieux le Parlement connait ses possibilités. Aux yeux de LAROUI, la place et le rôle du parlement sont certainement de grande importance, autant que le peut être cette institution pour un partisan d’un gouvernement fort. La perspective est fonctionnelle, utilitariste. Le lecteur de LAROUI est à grande distance ici d’une vision où l’ensemble du système politique est perçu sous l’angle parlementariste classique. Pour l’auteur, la vie politique ne s’énonce pas comme l’expression d’un parlementarisme fondamental, de base, à l’instar de ce qu’il en est dans les visions libérales fondatrices, et ce en dépit de l’usage de l’image de la « main » pour désigner l’exécutif, qui décide et agit, sous le contrôle législatif pour une durée déterminée… Il est à relever au passage la richesse considérable des informations données sur différents gouvernements, premiers ministres (en particulier sur les parcours marquants D’ABDALLAH IBRAHIM, AHMED OSMAN…), les ministres, les politiques publiques.
L’auteur s’attarde en maints endroits sur le poids des pesanteurs sociologiques et leur continuité, depuis les principes fondateurs, les pulsions premières qui fondent la vie de l’homme en société, les structures sociales, la construction de la tradition, la place de l’intérêt et du besoin, les lois de l’économie, les exigences du marché, la culture. Les textes, témoignage, analyse, réflexion d’A. LAROUI prennent en charge également les coupures sociologiques qui se produisent sans nos yeux et leur impact futur : mutations démographiques, changements sociaux, évolutions politiques, économiques, culturelles, etc.…
Tous ces éléments de diagnostics, de réflexions et de prospections sont énoncés et interrogés à travers un tissu ample de développements de faits, d’actions, de portraits, de profile, de personnages plus ou moins symboliques, d’examen des politiques et des programmes.
La perspective de fonds des deux textes politiques reste celle du Maroc postcolonial, du régime d’HASSAN II, et elle est perçue par rapport à celui-ci, en comparaison avec lui, à travers les échanges de coups dont il était l’un des principaux acteurs.
Le lecteur ne manquera pas de relever la grande proximité qui se dégage chez LAROUI vis-à-vis de la gauche, ses hommes, ses idées, ses organisations, ses actions. L’intérêt de proximité pour la gauche est central même si l’auteur essaie manifestement de créer une certaine distance.
Il est certain que jeter un regard de sociologie historique, de philosophie de l’histoire ou de spectateur engagé ne libère pas des risques qui pèsent sur pareille entreprise. A titre d’exemple, l’expérience du gouvernement de l’alternance méritait plus d’ attention de la part d’un analyste aussi subtil et aussi averti. Son interprétation ne semble pas se démarquer suffisamment des analyses trop courantes aujourd’hui autour de nous. LAROUI les reprend à son compte, à sa manière, mais un peu trop rapidement. L’expérience de l’alternance est à la fois le résultat d’un processus électoral, toujours contrôlé, d’un compromis (« historique »), d’un contrat quasi-synallagmatique, couronné d’un sermon de type théologique, et un pari aléatoire sur la capacité du système à se reformer à l’avenir.
En lisant LAROUI, le lecteur aura présent à l’esprit non seulement ce que l’auteur de « la crise de l’idéologie arabe contemporaine » a écrit auparavant, mais aussi ce qu’il n’a cessé de prêcher tout au long de son œuvre. Le lecteur n’oubliera pas non plus que LAROUI a toujours été fortement sensible à l’impact de ce qu’il écrit et fait sur la cause nationale, l’intérêt national et la crainte du danger externe. A plusieurs occasions, il exprima sa crainte de voir exploiter ses écrits contre le pays, considérant comme une constante l’influence extérieure exercée sur l’autorité centrale en raison notamment de l’encerclement géostratégique qu’il vit de longue date. L’inertie du système s’explique par ce rôle extérieur. L’autorité centrale agit par ses capacités propres dans le sens du renforcement du système, ou du moins sa stabilisation.
Il est certain cependant que les vocables de « témoignage » à propos du « Maroc de HASSAN II » , et le caractère apparent de « construction » des idées de Diwan Siyassa et de l’essai de « Tradition et Réforme », ne sauraient tromper : ils permettent à LAROUI de déployer un regard fortement lié à une inégalable connaissance du politique au Maroc, et bien en contraste avec les décryptages les plus importants produits sur le système politique depuis l’indépendance : le Maroc politique de JEAN-CLAUDE PALAZZOLI, « Le Commandeur des Croyants » de JOHN WATERBURY, « Le fellah, défenseur du trône » de REMY LEVEAU, et autres. Même s’il s’ introduit dans ce domaine sans les apparences d’une autobiographie, de récits sur les relations souvent personnelles avec tout un règne, et ce qu’il décrit progressivement comme un système, puis comme un régime, se démarque des autres regards par des apports en informations inédites, des éclairages et des analyses bien distincts des réalités politiques des pays.
Encore une fois les propos sur la politique viennent démontrer que ce qui est vécu sous le ciel marocain, ne concerne pas seulement les populations de ce pays. Ces dernières ne sont pas les seules dans la tourmente. Elles vivent ce qu’ont vécu bien d’autres. Ce qu’elles affrontent ne l’intéresse pas qu’elle seule.
Mais tout se décline en règles générales et en questions spécifiques. Il se produit comme une dilution des spécificités. Leurs expériences ne recèlent plus aucune spécificité. D’où la nécessité de construire le global, d’aller vers la totalité, en termes de contexte et de sens, en dépassant le partiel, et non pas en procédant à la démarche inverse, en dissolvant le tout dans la partie.
Dans cette écriture sur le politique, l’Etat conjoncturel recoupe, confirme le plus souvent l’Etat historique, l’Etat profond. L’histoire immédiate n’est alors qu’une simple séquence de la longue durée et peu de marges d’autonomie sont reconnues à la grande histoire, structurelle, à l’œuvre.
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