Le défi intellectuel face aux crises, ces situations qui semblent poser des problématiques urgentes et quasi invincibles, au bas mot, difficiles à gérer, le sentiment immanent est celui du malaise, et bien vite du vertige et du trouble de la vue, au plutôt du point de vue.
Malaise devant cette crise qui s’affiche d’emblée par des vagues de traits négatifs ingérables, à la fois, par le responsable, le decision maker qui se voit soudain ôté des responsabilités journalières pour être jeté dans un univers où le tourbillon de la gloire côtoie de très près la faillite la plus déstabilisante.Malaise face à la réalité qui semble perpétuellement échapper à l’intelligence comme à l’action.
Quant à l’analyste, il doit d’abord constater son impuissance à cerner intellectuellement le fait de l’extrême, du hors norme, de l’aberrant; quand il croit tenir le sujet par un bout, il s’échappe par un autre, faute de compréhension théorique suffisante, d’immersion suffisante, et incontestablement pour un motif essentiel : ne pas se laisser circonscrire est un trait constitutif de la crise[1].
Cette impuissance se manifeste dans la difficulté à cerner de façon générique les causes, caractéristiques et conséquences pour l’environnement dans lequel la crise prend place. Ce qui révèle même la difficulté de la théorisation de la notion de crise; qui s’oppose en principe à celle de normalité, que ce soit en sociologie, en économie ou en relations internationales.
Il va de soi que, la définition du concept de gestion de crise est un exercice complexe, de part la difficulté à appréhender ses composantes, mais aussi du fait de la diversité des approches des protagonistes.
- Une vision proactive pour lutter contre l’ennemi invisible
A l’instar des autres pays du globe, le Maroc est sur le pied de guerre et en ordre de bataille contre l’ennemi invisible, qui ne cesse de se propager et de causer des tragédies. A vrai dire, le cercle d’expansion du Covid-19 est en entrain de se dilater, malgré les efforts indéniables de l’ensemble des acteurs marocains afin de gérer le sentiment de peur chez les citoyens et maintenir l’ordre public. Outre la prise en charge de la sécurité générale, tout en s’inscrivant dans une vision proactive, la fermeture précoce des frontières aériennes, l’annonce de l’état d’urgence sanitaire, l’édiction du confinement général dès les premiers cas de Coronavirus confirmés, puis le port du masque. Ces décisions ont toutes été décidées et appliquées au bon moment avec la vigueur qui s’imposait.
Certes, anticiper les difficultés et adopter certaines mesures préventives et impopulaires pour pouvoir surmonter cette crise, est une décision intelligente. Par contre, cette crise qui demeure une épreuve au royaume, a dévoilé les vraies facettes de la société marocaine en sa globalité, les facettes du modèle du développement suivi.
Le confinement, première mesure de précaution prise a engendré un certain nombre de réactions différentes et effrayantes, et désormais des menaces au processus d’actions publiques adoptées par le pays pour atténuer le risque de propagation galopante des cas du virus.
Alors qu’il est évident qu’une situation est qualifiée de crise, si elle présente des caractéristiques observées comme anormales sur une période donnée et si, sur cette période, les outils de régulation existants s’avèrent inadéquats. Ainsi la situation marocaine actuelle, plutôt la crise du modèle de développement marocain en temps de coronavirus, expose des aspects divers de dysfonctionnement du développement, auxquels les acteurs compétents échouent à restaurer la normalité.
- Les dysfonctionnements les plus contaminant
Exact dans les faits, cette situation a dévoilé l’ignorance d’une large frange de la population marocaine, son manque de confiance en l’Etat et ses départements, l’absence d’un système de gestion de risques et d’une forte résilience sociale face aux crises, en plus d’un système de santé et hospitalier réputé défaillant,soudainement soumis à une tension redoutable etc.
Ces citoyens n’ont pas pu soumettre au confinement, en argumentant ceci par l’absence de revenu régulier pour subsidier et nourrir leurs familles. Se renfermer alors dans leurs maisons, et renoncer à leurs activités génératrices de petits revenus journaliers, n’est pas tout aisé pour eux. D’autres situations de citoyens et citoyennes sont à mettre sous la loupe, entre autres, les enfants de rue, les clandestins, les mendiants, les vagabonds, et les malades mentaux en situations de rue.
Face à cela, l’Etat a réagi promptement et sous l’initiative du souverain par la mise en place d’un fonds de lutte contre le coronavirus, doté d’une enveloppe de 10 milliards de dirhams pour la prise en charge essentiellement des dépenses de mise à niveau du dispositif médical, en termes d’infrastructures adaptées et de moyens supplémentaires à acquérir dans l’urgence, afin de traiter dans des conditions convenables les personnes qui seraient atteintes par le virus Covid-19.
Par ailleurs, l’Etat annonce et insiste pour que personne ne soit laissé sur le pavé, alors, ce fonds qui a été consolidé aussi par les donations des Marocains de toutes les classes sociales, soutiendra aussi l’économie nationale, à travers une batterie de mesures proposées par le gouvernement, notamment en termes d’accompagnement des secteurs vulnérables aux chocs induits par la crise du Coronavirus, ainsi qu’en matière de préservation des emplois et d’atténuation des répercussions sociales de cette crise.
Il est clair que pendant la crise du coronavirus, la solidarité et l’entraide qui étaient en train de perdre du terrain, au profit de l’individualisme, inhérent à la montée en puissance du néolibéralisme, sont devenues le mot d’ordre.Ces pratiques ancestrales dans la culture marocaine traditionnelle, faisant partie de l’échafaudage social marocain plural et pluriel et encore complexe mis en place depuis la plus haute antiquité.Naguère, il était inhabituel de faire allaiter son bébé par la voisine et de le laisser chez elle pour partir faire des courses. C’était au moment oùla solidarité était un sacré devoir pour protéger les richesses, la famille, le groupe et voire même les commensaux[2].
La solidarité est encore aujourd’hui invoquée pour rappeler les différents liens qui unissent les Marocains, mais aussi rappeler les conséquences de la crise de valeurs, cette malédiction qui a frappé toutes les sociétés du monde entier.
Dans cette lancée, les besoins en moyens et en solidarité ont été compensés par un élan patriotique de toutes les composantes de la société marocaine d’ici et d’ailleurs, reprenant ainsi le dessus sur toutes les mascarades des réseaux sociaux et l’égoïsme social qui meublaient nos journées.
Dans ces mêmes circonstances exceptionnelles de crise, une certaine réconciliation citoyenne avec l’exécutif marocain est palpable. La mobilisation de la société civile et l’autorité locale, ainsi que le rôle tenu par l’exécutif en ces temps délicats, les moyens et la manière qui sont pris en considération dans la gestion de cette crise sanitaire prête à l’optimisme pour en sortir intacts.
Certes, sauver des vies plutôt que favoriser le profit, est un choix honorable, mais les bienfaits de l’éducation au civisme et à la citoyenneté sont aussi énormes. Cette expérience devrait susciter une remise en cause profonde de nos fondamentaux sociaux, de nos échelles de valeurs et de notre mode de fonctionnement et de production. Mais également,elle devrait entraîner une prospective sur la société, sur son devenir, et repenser le mode de vie et provoquer de profonds changements de comportements, dans notre rapport à la société, au travail, à l’égard de la famille et à la nature.
La crise du Covid-19 confirme que la société civile, les entreprises et la technostructure étatique à coté de l’Etat régulateur et stratège dans toutes ses représentations, sont les forces vives et dynamiques du royaume. Alors que les composantes du système de représentation (Partis politiques, parlementaires, élus et syndicalistes) se sont vues diminués.
- La volonté générale est fondamentale pour le New deal post-crise
Il semble que le moment idoine d’aller au-delà de la construction d’un nouveau modèle de développement, et de refondre le contrat social est arrivé. Le new deal consistera à remanier les priorités démocratiques post crise, afin de rétablir la confiance dans la gouvernance publique, et à reconstruire un nouveau champ politique et de représentation, de défense de l’intérêt général et d’abolition des inégalités socio-économiques entre les citoyens et citoyennes.
Revenons encore une fois à l’éveil de la solidarité nationale, mais il est une fable dont il faut faire justice. La vraie solidarité devra être à travers l’impôt et la dépense publique en faveur des citoyens et citoyennes économiquement défavorisés, socialement exclus et systématiquement marginalisés.
Il s’agit aussi de marquer la rupture avec le capitalisme, toute chose étant égale par ailleurs, orienter l’évolution de la pensée économique mondiale dominante, et remettre en cause le dogme néolibéral.
Dans ce même angle d’idées, la résilience de l’économie mondiale, comme de celle marocaine en temps de crise, reposeront en définitive sur l’alignement du capital humain, capital naturel et capital économique, et du coup leur valorisation.
Ceci dit, repositionner le citoyen marocain comme pivot de toute politique publique, et réhabiliter les équipements et services publics.Il faudra premièrement résoudre le problème de notre économie jalonnée d’inégalités, autant qu’il est clair, que certains secteurs vont être frappés de plein fouet, les services, qui constituent la part importante du tissu économique national, au moment où l’industriel repose sur les exportations de composants.
Plus que les pays d’Europe inégalement affectés par la pandémie, notamment la France et l’Espagne partenaires stratégiques du royaume, la situation industrielle post crise du Maroc dépendra des donneurs d’ordre internationaux après une récession qui a durée des mois, et delà l’avenir des multinationales délocalisées au Maroc dépendra du contexte mondial post crise Covid-19.
Consommer marocain pourra supporter l’économie nationale, mais n’est pas suffisant, car la situation de dépendance affectera aussi les importations nécessaires pour répondre, tant aux besoins de consommation basique des marocains auxquels l’autosuffisance alimentaire (sécurité alimentaire) n’est pas réalisée, que ceux nécessaires à l’industrie fragmentée à faible valeur ajoutée locale.
L’espoir est profusément tenu en investissement dans la compétitivité industrielle, dont l’axiome, « favoriser l’industrialisation, c’est qualifier son capital humain ! ».L’éducation, la formation, « l’instruction, c’est l’Etat qui la doit. » (Victor Hugo 1802-1885).Principal acteur de contrôle, l’Etat doit revoir l’équation public-privé dans les deux secteurs vitaux : santé et éducation, dans le sens où l’école publique et l’hôpital public demeurent le statut de référence, tout en gardant à l’esprit les leçons à tirer de cette crise sanitaire, notamment que la bêtise humaine et l’ignorance ont fait preuve d’être contagieuses plus que le virus.
A ce stade et dans ce même raisonnement,il est judicieux de reprendre la conclusion de Piketty que,« le combat pour l’égalité et l’éducation qui a permis le développement économique et le progrès humain, et non pas la sacralisation de la propriété, de la stabilité et de l’inégalité»[3].
En réalité, l’égalité éducative devra chapeauter la pyramide des priorités et des choix politiques, car elle ne sera pas uniquement un moteur pour le développement économique marocain, mais elle favorisera l’éducation, la formation, la recherches&développement, et l’innovation améliorera la compétitivité des entreprises marocaines, créera plus d’emplois et sera un gage de la cohésion sociale.
Distinctement, «les eaux glacées du calcul égoïste» (Marx) n’ont pas noyé tout réflexe humaniste.Non que nos dirigeants aient reflété dans leurs décisions un esprit du temps qui n’est pas aussi individualiste, indifférent, ou encore obsédé de la froide logique d’accumulation et de profit.
Par contre, le paradoxe du populisme sanitaire se manifeste de manière éblouissante à l’échelle internationale, notamment par certains leaders qui mènent les politiques les plus contestables. Donald Trump toujours fait l’exception et se voit entrainé par ses instincts irrationnels, a nié avec force la gravité de cette calamité avant de changer d’avis, mais avec un mois de retard.
La solidarité l’a emporté cette fois, et pendant la crise, mais qu’en est il après ce malheur sanitaire, où s’ajoutera une crise économique et sociale et les inégalités se creuseront (chômage, baisse du pouvoir d’achat, ralentissement de la production, endettement,inflation, …etc.) et frapperont plus durement les classes populaires, les salariés mal payés ou les travailleurs précaires et les non déclarés.
En somme, ce n’est pas la crise mondiale de la pandémie Covid-19 en elle-même qui peut construire un nouveau monde, mais les réactions des sociétés à cette crise, une dialectique qui mérite d’être mise sous la loupe. Seul peut y parvenir un combat politique et une lutte sociale à l’échelle mondiale, nous en voyons déjà les prémices. Même si le discours gouvernemental national actuellement penche timidement de ce côté.
[1]Patrick LAGADEC,« la gestion des crises outils de réflexion à l’usage des décideurs », Mcgraw-hill, mars 1991.
[2]La commensalité ou le partage de la nourriture fait des commensaux des alliés qui se doivent appui et soutien réciproque. Il s’agit en effet d’un pacte d’alliance obligatoire et sacré qui ne peut être transgressé sous peine de malédiction. C’est un symbole anthropologique du vivre-ensemble.
[3] Tomas PIKETTY, Capital et idéologie, seuil, 2019.
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