Adil ZABADI: Les conditions pour « L’émergence » ?

Pour l’OCDE , « l’émergence » est la situation d’un pays dont l’économie peut soutenir un rythme de croissance dynamique pendant une longue période de temps de sorte que son produit intérieur brut par habitant puisse au moins doubler en une vingtaine d’années. L’émergence ainsi définie, proche du « décollage économique », n’est pas encore véritablement confirmée pour notre pays. L’économiste Paul Derreumeaux définit l’émergence comme un « saut qualitatif et quantitatif de grande ampleur, durable et peu prévisible de nombreux indicateurs, et qui met en évidence une profonde transformation de structures économiques et sociales du pays concerné ».

L’émergence a été, jusqu’à présent, surtout observée en Asie et en Amérique latine, d’abord au Japon et, après la Seconde Guerre mondiale, dans les « dragons » ou « tigres » asiatiques à partir des années 1960-1970 et s’accélérant dans les années 1980-1990, en Chine à partir de 1978, au Viêtnam à partir de la fin des années 1980-1990. Ces pays ont suivi des trajectoires relativement similaires : une longue stabilité politique, un système judiciaire fiable, ouverture économique, des réformes du secteur agricole et valorisation de l’initiative individuelle, volontarisme de l’État, accumulation du capital, haut niveau d’éducation et insertion dans le mouvement des échanges. Ces stratégies ont été généralement divisées en trois phases : des réformes permettant l’essor d’une classe moyenne et d’une demande interne ; puis une forte extraversion avec une industrialisation recherchant la conquête de marchés extérieurs ; et enfin une délocalisation des activités de main-d’œuvre, une montée en gamme des productions, grâce à un fort investissement en éducation/formation.

Même si ces exemples ne sont pas nécessairement directement transposables, ils constituent des réussites reposant sur un des points communs dont le Maroc peut s’inspirer. Les pays ayant décollé ont su créer une confiance ne reposant pas, dans un premier temps, sur la «bonne gouvernance». Cette dernière repose sur le strict respect de règles de droit impersonnelles qui risque de heurter le fonctionnement habituel des sociétés en développement. Ces pays ont construit la confiance sur une base différente : celle d’un État engagé et responsable, tout en respectant les principes de l’économie de marché et l’ouverture internationale, en bâtissant des avantages concurrentiels durables. L’implication significative dans la réalisation des infrastructures indispensables aux entreprises, et la formation des employés et des cadres, en faisant partager une vision de l’avenir commun et en stimulant les secteurs prioritaires par différents types de moyens, ont constitué des véritables impulseurs.

Le Maroc actuellement ne peut pas se positionner principalement comme « atelier à bas prix», en substitution de l’Asie et d’autres pays africains notamment l’Ethiopie ou le salaire moyen à la capitale Addis-Abeba en 2019 est de 135 euros . Une progressive montée en gamme dans les chaînes de valeur internationale s’impose. L’île Maurice en est déjà une illustration réussie. Le Rwanda s’inspire aussi de Singapour, éternel modèle que la Chine elle-même a imité : Un État stratège et développeur est bien en effet le modèle asiatique qui a réussi.

La plus grande part des éléments favorisant un scénario « d’Emergence » relève du leadership du pays et l’engagement de toutes les forces imposant un changement radical. Les responsables politiques sont déjà de mieux en mieux informés des réalités macroéconomiques et disposent en permanence d’un « tableau de bord » élaboré par les indices d’évaluation d’organismes nationaux et internationaux. La question essentielle est la détermination des décideurs, la vision et l’énergie à faire prévaloir des réformes structurelles et l’intérêt général sur celui d’une faction, clientèle ou groupes divers profitant du statu quo. Cela suppose souvent une rupture politique ou une mutation culturelle.

Le processus de changement vers l’émergence doit surmonter trois obstacles : la crise de la citoyenneté, l’efficacité du système éducatif, les institutions insuffisamment intègres et ouvertes à ceux qui veulent accéder aux responsabilités politiques ou au marché. Cette nécessité d’être plus inclusif est liée, chez les élites politiques, au civisme, au sens de l’État et à la volonté de renforcer la cohésion sociale. Ceci peut impliquer un « ajustement culturel », comme évoqué précédemment.
A travers cet exercice de réflexion sur le nouveau modèle de développement au Maroc, il est judicieux de se projeter dans l’avenir et de voir à quoi ressemblera le monde de demain. L’ouvrage publié par klaus schwab en 2017 nous trace les contours de la quatrième révolution industrielle ainsi que les voies de l’avenir qu’offre cette dernière. On discute actuellement de l’« Industrie 4.0 », terme forgé en 2011 lors de la Foire de Hanovre pour décrire la manière dont ces transformations vont bouleverser toutes les filières de l’économie mondiale. En inaugurant l’« usine intelligente », la Quatrième Révolution Industrielle crée un monde où les systèmes virtuels et physiques de production du monde entier coopéreront de manière flexible : on pourra ainsi personnaliser intégralement les produits et créer de nouveaux modèles de fonctionnement. Pourtant, la portée de la Quatrième Révolution Industrielle va bien au-delà des systèmes et des machines intelligentes et connectées. On assiste à plusieurs vagues d’innovations simultanées dans toutes sortes de domaines, du séquençage génétique aux nanotechnologies, des énergies renouvelables à l’informatique quantique. C’est la fusion des technologies et leur interaction simultanée dans le monde physique, numérique et biologique qui constitue l’originalité de cette Quatrième Révolution Industrielle.

Il est impératif de repenser nos systèmes économiques, sociaux et politiques pour faire face à cette nouvelle révolution industrielle. Au niveau national comme au niveau mondial, le cadre institutionnel requis pour piloter la diffusion des innovations et en atténuer les effets disruptifs est faible, voire inexistant.

Aujourd’hui, il faut beaucoup moins de salariés pour créer une unité de valeur qu’il y a 10 ou 15ans, car, dans le numérique, les coûts marginaux des entreprises tendent vers zéro. De plus, à l’ère du numérique, nombre d’entreprises fournissent des « biens et services d’information », avec des coûts de stockage, de transport et de reproduction quasi nuls. Ce sont principalement l’offre de main-d’œuvre et l’offre productive qui se trouvent affectées par les effets négatifs de la Quatrième Révolution Industrielle.

Depuis quelques années, l’immense majorité des pays développés, plus quelques puissances économiques à forte croissance, comme la Chine, ont enregistré une baisse significative de la part du travail en pourcentage du produit intérieur brut (PIB). Ce déclin est dû en grande partie à la baisse du prix relatif des biens d’investissement, elle-même induite par les progrès de l’innovation (qui contraignent les entreprises à substituer le capital au travail).

Tous ces bouleversements remodèleront nos systèmes économiques, sociaux et politiques ; il est impossible de revenir en arrière. Si la « disruption » est bien réelle et son impact sur nous, inévitable, nous devons se montrer proactif face à elle. Il nous appartient de définir un ensemble de valeurs communes pour favoriser les choix directionnels et mettre en œuvre les changements qui feront de la Quatrième Révolution Industrielle une opportunité pour tous. Le futur modèle de développement doit mettre en œuvre les changements et les mesures permettant de nous adapter (et de nous épanouir) dans ce nouvel environnement émergent.

Le monde est en évolution rapide, hyper connecté, toujours plus complexe et plus fragmenté, mais nous pouvons quand même façonner notre avenir d’une manière qui profite à tous. Une première étape vitale consiste à cesser de prendre nos décisions sur la base d’une pensée compartimentée, notamment parce que les défis que nous rencontrons sont de plus en plus interconnectés. Seule une approche globalisante peut apporter la compréhension nécessaire pour traiter les nombreux problèmes soulevés par l’avenir. Il faudra pour cela des structures collaboratives, qui reflètent l’intégration des divers écosystèmes et prennent pleinement en compte toutes les parties prenantes, réunissant les secteurs publics et privés, et les esprits les plus éclairés, dans tous les domaines.
Deuxièmement, sur la base d’une vision commune, il nous faudra élaborer un récit positif, partagé et complet sur la manière de façonner notre avenir. On ignore sans doute encore le contenu exact de ce récit, mais on connaît quelques-uns des éléments essentiels qu’il devra inclure. Par exemple, il explicitera les valeurs et les principes éthiques de nos futurs systèmes. Le capitalisme est un moteur efficace de la création de richesse, mais nous devrons également veiller à garder les valeurs et l’éthique au cœur de tous nos comportements individuels et collectifs. Ils devraient également avoir une fonction intégratrice et être source de pouvoir pour chacun, sur la base de valeurs partagées.

Troisièmement, restructurer notre système économique, social et politique afin de pouvoir mieux tirer parti des opportunités qui se présentent. De toute évidence, notre système actuel de prise de décision et notre modèle dominant de création de richesse ont démontré leurs limites. Cependant, ces systèmes ne sont plus à même de répondre aux besoins des générations actuelles et moins encore à ceux des générations futures. Ceci nécessitera certainement une innovation systémique ; des bricolages ou des réformes à la marge ne sauraient suffire.

Adil ZABADI,
Professeur Habilité, Institut National d’Aménagement et d’Urbanisme

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