« Vous liez la volonté et vous osez vous appeler libres »
Max Stirner[1]
Introduction
Vivre ensemble, apprendre l’un de l’autre, tirer des enseignements du passé et s’inscrire dans la disputation sont des pratiques qui permettent de comprendre les évolutions majeures et leur investigation constitue l’essentiel des préoccupations sociétales.
Par ailleurs, la théâtralité et la dramaturgie sociales constituent un mixte où se mêlent réalité et fantaisie, structures maîtrisables et mythes insaisissables ;et l’ensemble de ce mixte est, intimement, lié aux valeurs qui fondent le vivre-ensemble. Sachant que la lassitude et la monotonie conduisent souvent à la désintégration des liens sociauxet sachant que les époques des grandes errances sont celles où le festif et la laideur se coudoient au quotidien, sous le masque d’un unisson illusoire ou d’une prétendue paix angélologique de la société.
Aussi, l’intellection du cadre conceptuel du vivre-ensemble conduit à l’analyse préliminaire des fondamentaux qui y président ; et dans ce sens, les logiques des acteurs et des politiques doivent être explorées et examinées à l’aune des complexifications des territoires.
En effet, l’homme est loin des stabilités civilisationnelles d’antan et ce, depuis que le torrent méandreux et opaque du présent a accueilli dans son lit l’individualisme égotiste. Ainsi, pendant que l’avenir dépend de plus de connaissances, de plus d’informations scientifiques et technologiques, ainsi que de réels engagements en recherche et développement, le quotidien s’est laissé piéger par une science, « préscience »qui règne en maître absolu. Et dans un tel contexte, le virus létal des dysfonctionnements émousse l’expression d’un pluriel culturel[2] au profit d’une vague d’aliénations et de frustrations qui délitent la société au profit d’un présent approximatif qui promeut l’inauthentique et la marginalisation.
I/ Vivre-ensemble et politique
Hier encore, les forces politiques et socioprofessionnelles se différenciaient par des programmes singuliers et à contenus doctrinaux tranchés ; or, ces démarcations se sont estompés et atomisés et l’esprit critique s’est détourné, à jamais du quotidien de l’homme.
Le désarroi idéologique, les dislocations territoriales et la désintégration des représentations sociales sont à l’origine du mal-vivre actuel ;et ces dissonances s’accompagnent de désenchantement et d’oppressions, sachant qu’en atomisant l’homme, le système l’affaiblit, le dompte pour en faireune simple marchandise.
Par ailleurs, ces dysfonctionnements -voilés par des attitudes controuvées et assistancielles[3]– masquent les multiples souffrances et sont annonciatrices de relâchement des liens sociétaux, au profit du règne d’un amas d’homo clausus indifférenciés.
I/1 Le vivre-ensemble et communication
La vie publique est devenue un simple lieu de mise en scène, d’artifices, d’illusions et de peurs où l’icône a supplanté le projet sociétal et où l’apparence prime sur la substance, pour ne plus conjuguer que vanité et vacuité. A cet effet, les « entrepreneurs politiques » ne promeuvent que le « politiquement correct » ; dans ce contexte, la politique est devenue un métier de paraître où la « galaxie Marconi » iconographique a remplacé celle de « Gutenberg[4] ». Un métier qui s’est détourné du règne du concept et du percept, pour s’adresser au corps et non à la tête, aux sens et non au bon sens : pour le dire trivialement, les imagologues ont supplanté les idéologues.
Il n’est plus question d’idées mais d’impressions ; le rhéteur de jadis a mué en show man et l’« infotainment » est devenu un spectacle qui obéit aux règles du show et à l’évitement du politique. En effet, les « médiacrates » appliquent à la lettre, la citation de Pierre Bourdieu[5], « les faits divers, ce sont aussi des faits qui font diversion[6] » : le fugace, l’éphémère, l’épidermique l’artificiel et l’agora cathodique sont devenus des maitres incontestés[7].
Le « vivre-ensemble » est réduit à une acception caricaturale et folklorique, voire à inclinaisons criminelles et dont l’une des causes profondesest que l’homme vit dans une société de communication sans contenu ; laquelle vise la liquidation des valeurs et des richesses intérieures, pour lui substituer l’indifférence,en tant que norme de gestion. Et cette « normativisation mécanique » de l’homme, sous le masque d’une société de « l’homme cybernétique[8] », cet homo communicansqui n’est plus dirigé de l’intérieur par ses valeurs, mais qui est devenu un « other-directed ».
Cependant, cette société dite fortement communicante est en tout cas, faiblement rencontrante ; d’ailleurs, dans ce sens et très tôt (1948) des auteurs l’ont qualifié de « bernétique[9] », propagande destinée à « berner » le peuple, pour le détourner de ses véritables combats : la sociabilité et le jeu politique.
Certes, l’homme vit le siècle de l’incertitude, au sens de l’imperfection, mais celle-ci est détournée de son sens premier par les dominants, pour être entendue, au sens d’une diabolisation qui sème le désordre et la confusion et cette cybernétique -qui se veut une exploration de toutes les analogies qui peuvent exister- participe, en fait, à un courant global de peurs et d’endoctrinement de la société[10].
Dans ce sens, cette société de communication tend à contourner « le secteur politique » et à saper l’Etat en vidant les structures politiques de leurs contenus ; et plus la communication s’étend et s’accroit, plus elle renforce les techniques de propagande et de désinformation.
L’homme oublie, trop facilement, que le texte, l’image et le son doivent obéir chacun à des logiques de perception et d’imagination différentes, voire principalement antagoniques et vouloir les réunir serait contraire au bon sens. Pourtant tout est, désormais, perçu à travers le prisme de la cybernétique : « cyberspace », « cybersnobs », « cyberpolice », « cybercrime », « cybernautes », « cyber… »… L’individu est devenu comparable aux machines qu’il crée et le « voyeurisme », largement usité par les médias, devient une vertu nécessaire au « progrès social ».
Cette faillite voudrait faire croire que l’homme pourrait se suffire à lui-même ; à lui tout seul, il constituerait le ménage célibataire par excellence, phobique aux présences physiques, mais pathologiquement dépendant des présences virtuelles : sachant que sans idées scientifisées (idéologies), la société ne peut que se dévorer elle-même.
La maîtrise des réseaux aussi bien télévisés que radiophoniques permet, par ailleurs, une domestication peu couteuse et elle s’exerce, en plus, dans la bonne humeur. En outre, la naissance d’une certaine« démocratie électronique » s’attaque, avec véhémence, aux démocraties traditionnelles et remet en cause la qualité de la socialisation.
I/2 Vivre-ensemble et la science, « préscience »
Dans l’imaginaire populaire, l’homme de science a, toujours, été rattaché àun « homme de paix » ; pourtant, sa participation directe à de grands massacres a, souvent, été constatée. En effet, ce ne sont pas des politiques qui ont commandé la bombe A aux scientifiques, mais l’inverse. Les physiciens Léo Szilard et Enrico Fermi ont convaincu, avec l’appui d’Einstein, les autorités politiques étasuniennes en 1938 de financer le Projet dit « Manhattan » qui a mobilisé plus de 100.000 scientifiques et techniciens[11]dans un gigantesque laboratoire-usine pour produire rapidement des bombes de destruction.
Ainsi, l’overdose de la science, préscience à des fins de destruction et l’utilisation des techniques de propagandes erratiques constituent les principaux outils de la nouvelle guerre du monde contemporain et cela se déroule dans un déchainement jamais enregistré, au nom d’une prétendue « légitimité démocratique », alors que cela n’est que le début d’un naufrage. Cette violence -voire ce génocide- se déploie dans le plus grand secret dans une société où des puissants tuent d’autres hommes sans pour autant être appelés meurtriers et ce, dans une barbarie qui dévaste les valeurs du vivre-ensemble, sans aucune résistance du politique, quand ce n’est pas avec sa connivence.
Par ailleurs, la déconstruction de la morale est depuis longtemps annoncée par l’avènement du « darwinisme social » construit depuis Friedrich Nietzsche comme cadre mental pour repenser les rapports sociaux. En effet, l’eugénisme et son souci de perfectibilité de l’homme s’est érigé sur la sélection des espèces ; attitude qui a, d’ailleurs, fasciné de nombreux idéologues, depuis Hobbes jusqu’à Marx et Engels qui ne cachaient pas leur admiration pour une telle interprétation de l’histoire.
Pour les tenants de la doctrine eugéniste, les faibles ont pris le pouvoir, en recourant à l’apologie de la morale, de la conscience et de la culture dont l’objectif est de métamorphoser l’homme-fauve en un animal apprivoisé et domestique ; et un tel complot est, selon eux, facilité par le recours au religieux, comme appât[12].
Ainsi, la société actuelle a basculé dans l’horreur et le vivre-ensemble a cédé la place au dressage et à l’élevage de l’espèce[13] et il n’est pas étonnant que dans un tel contexte opaque, les religiosités sauvages constituent un terreau fertile à des imaginaires paroxystiques ; lesquelles attitudes balayent les grandes idées pour lesquelles des millions d’hommes se sont sacrifiés. Ainsi, le vivre-ensemble-phare de représentation de tout avenir- s’est vidé de sa capacité à imaginer un véritable avenir, pour ne laisser place qu’à une science qui transforme l’homme en un simple « assistant-navigateur », rendus superficiellement génie, par l’accès à un certain « savoir », qui se ramène aux banques d’information[14].
Cette « idéologie du progrès scientifique » a enfermé l’homme dans des maisons, des villes, des usines, des bureaux, dans des moyens de transport ; elle a délaissé l’apprentissage au profit de « packages », elle a encouragé le narcissisme au détriment des altérités, elle a favorisé les évitements au détriment de la disputation pour explorer d’autres possibles. Cette nouvelle « déesse »a vidé la sociabilité de sa noblesse, avec pour seul output le sacrifice de l’homme sur l’autel du transhumanisme[15] et de la survie.
L’espèce humaine est désormais dirigée à chaque seconde par les épigones[16] du tout-science qui voudraient étendre une gouvernance matérielle à tous les faits et gestes des membres de la société, pour les muer en automates. Et cette aventure aboutit à la création de robots qui restent sous le contrôle de l’humain et échappent, rarement, aux commandes qui les gouvernent.
Ensuite, la rencontre de la physique, de la biologie et de l’informatique algorithmique a donné naissance à de nouvelles espèces de robots qui ne sont plus des assistants, mais des associés, dotés de jugements algorithmiques, qui les rendent aptes à anticiper les besoins de l’homme ; ainsi, grâce à l’Intelligence Artificielle (IA) et à la physique quantique, l’homme est entré de plein pied dans la bionique[17] : un récent robot américain parvient même à sourire et à froncer les sourcils selon le discours qui lui est adressé…
Le monde des machines a phagocyté celui de l’humain et la course à la profitabilité a conduit à l’accélération de la démission et de la déconnexion de l’homme de ce qui est sociétal. En outre, l’enseignement et l’éducation voudraient se passer des enseignants ; lesquels sont menacés de remplacement par la création de circuits informatisés qui décerneraient des cours où il siéra, à domicile ou en pérégrinant : avec l’écran, l’œil remplace le larynx et le rhéteur d’antan n’est plus qu’une référence anecdotique.
II/ Vivre-ensemble et démocratie
L’analyse critique est amputée de la mémoire et la pensée est dissoute dans la désintégration de la société et des langues[18], les connaissances sont parcellisées et l’envahissement du présent a expulsé le passé. La curiosité humaine est enfermée dans l’exiguïté des faits divers avec leurs affects d’étonnement, d’angoisse, d’images qui sidèrent l’œil : l’homme devient un individu atrabilaire et il est livré à deux types –dits salvateurs- de « démocratie » de l’occident ; lesquelles variantes, est-il allégué, du fait de leurs qualités supérieures sont quêtées par tous les autres systèmes, sans jamais y parvenir.
Ces deux types[19] se résument, d’une part à la démocratie américaine -se disantéperdue de toutes les libertés- voudraient concilier la tolérance catholique et la liberté d’obédience protestante et qui tolère les inégalités de condition. Et d’autre part, la démocratie française -née dans un espace fermé de paysans enracinés au territoire- qui veut se pose en tant que rempart contre toute inégalité dans la participation aux décisions publiques.
Cependant, en l’espace d’un siècle, une oligarchie a remplacé ces démocraties et a affirmé le monopole de leurs capacités cérébrales ; et ici et là, elle est constituée de grandes entreprises hégémoniques qui ont-partout dans le monde- des représentants influents et resautés. Dans un tel contexte, il est manifeste que la corruption fausse le jeu politique par le recours à des voies discrètes et occultes qui sont le prélude d’une polyarchie[20] politique et d’une ploutocratie, avec pour objectifs : la passion et le pouvoir de l’argent[21], « en politique, une absurdité n’est pas un obstacle » disait Napoléon Ier.
Cette ploutocratie joue un grand rôle dans la domestication de l’espèce ; d’autant que son renouvellement permanent et ses ressources financières, techniques et intellectuelles d’exceptionnelles qualités ne cessent de se renforcer pour faire de l’homme, un individu pacifié, sans orgueil, satisfait de sa condition et sans velléités : un individu qui s’autodomestique sans y être obligé.
Pourtant, la régulation sociale passe, toujours, par l’intégration normative des membres de la société et elle se réalise, par des interactions permanentes formelles et informelles, explicites et implicites, directes et indirectes. Les normes sont, ainsi, le fruit d’intensités et de solidarités sociétales et supposent l’existence d’une conscience collective ; elles sont, par ailleurs, à l’origine du va-et-vient entre ordre et désordre qui fonde toute structuration sociale. Cependant, il faut se démarquerde cette quête du perfectionnement moral, de peur qu’elle ne conduise à un aléa plus mortifère, celui de la dissociété et du conformisme qui pourraient désintégrer tout le corps social[22].
II/1 Vivre-ensemble et culture
Certes, le premier sens du mot culture signifie agriculture, mais le deuxième renvoie au culte de l’honneur, de la vénération et de l’admiration. Elle est une rencontre et un échange et c’est aux pouvoirs publics qu’échoit la responsabilité de garantir l’accès à la culture, sans pour autant s’en approprier la création[23].
Par ailleurs, la culture constitue une mémoire qui éclaire, explique et donne sens aux changements ; tout comme elle constitue un processus sans fin dans la vie de l’homme. En outre, parce que la culture est une arme et non une solution, elle doit se démarquer du registre des culturosités sauvages, celles des groupes exclusivistes, xénophobes et nihilistes.
En fait, tout échange social se médiatise via la culture et parce qu’elle est une irruption qui fait naître le débat entre les membres de la société, elle est partout redoutée. En effet, l’histoire est discours et elle serait incompréhensible par quiconque ne comprenant pas la culture dans laquelle les gens pensent, parlent et décident ; sans pour autant dériver vers la novlangue[24] de Georges Orwell, à savoir utiliser la culture délibérément, dans le sens d’induire en erreur pour falsifier la réalité[25].
Ainsi, la culture du vivre-ensemble existe et sa turbulente fécondité inscrit l’homme dans une dynamique à chaque fois renouvelée, à l’effet de le libérer des contraintes que lui impose tout système. Par ailleurs, la culture confère toujours au pays en difficulté, un élan de créativité et une inspiration novatrice et constructive, à l’effet de stimuler le talent et l’invention[26].
Et ce capital a, toujours, des dimensions, à la fois, individuelles et collectives, ainsi que des dimensions privées et publiques et dans ce sens, les réseaux sociétaux reposent sur des obligations mutuelles qui produisent une réciprocité engageante. Il exprime, aussi, une alchimie qui réunit l’universel et le singulier, pour exprimer dans une sérénité théâtrale, la beauté tragique de l’existence, à l’effet de cibler les interrogations, les quêtes, les requêtes, les angoisses et les espérances de l’homme et de la société.
Par ailleurs, il faut se garder d’appréhender le vivre-ensemble, exclusivement, au travers des stéréotypes et des culpomètres ; d’ailleurs, toute pensée fondée sur des stéréotypes est assimilée à une pensée exclusiviste qui privilégie l’innéité : la paresse des noirs, l’esprit sournois des juifs, la cruauté des turcs, la saleté des arabes, l’absence d’humour des allemands sont autant des traits négatifs dont il faut se départir, même lorsqu’ils sont contrebalancés par d’autres stéréotypes positifs, notamment le sens du rythme des noirs, l’ingéniosité des juifs, le sens de la famille des arabes, le courage des turcs, l’efficacité des allemands… En tout cas, les stigmates excluent toujours de la société, voire de l’humanité ceux qui en sont les victimes.
En outre, beaucoup emploient le mot acculturation[27] pour exprimer une perte de la culture[28], alors quepour signifier la disparition totale de sa culture d’origine et l’intériorisation complète de la culture du groupe dominant, il faut parler d’assimilation. Il faut, par ailleurs, savoir que toutes les cultures sont à des degrés divers des mixtes syncrétiques[29] faits de continuités et de discontinuités, même quand elles accentuent leurs différences pour mieux s’affirmer et se distinguer les unes des autres.
II/2 Vivre-ensemble et solidarités/action
Une bonne investigation du vivre-ensemble permettrait de constater qu’il est toujours au cœur des débats de société, en ce sens que de nombreux problèmes pourraient y trouver leurs solutions à condition que les ressources de ce patrimoine immatériel soient redirigées vers ce qui fonctionne en commun.
En effet, l’authenticité ne suppose nullement le rejet ascétique des biens matériels ; elle exige que les biens non marchands, soient considérés comme supérieurs à ceux marchands et ce, pour que les solidarités redeviennent des principes existentiels.
En outre, le vivre-ensemble a, tellement, été corrompu par les mystificateurs du système dominant, au point que le mot « intérêt » en est venu à désigner, exclusivement, « intérêts égoïstes » ; sachant que le fléau de la corruption constitue une occultation du vivre-ensemble.
L’instrumentalisation du vivre-ensemble par les thuriféraires du système dominant s’opère sous le masque de « soldats de la paix » qui ne sont, en fait, que des pompiers pyromanes ; aussi, seule la prise de la parole pourrait y pallier, du fait que le pouvoir de la parole est cathartique et qu’il doit s’opposer à la parole du pouvoir[30]: sachant que la parole libre continuera de gêner celui qui oublie que l’homme n’est que l’interprète d’un discours collectif.
Au discours épidermique actuel sur le vivre-ensemble centré sur des colmatages et des pansages, il faut régénérer la disputatio dans ses proportions d’harmonie et de discorde, d’association et de compétition, de tendances favorables et de tendances défavorables ; et cette voie est seule à même de pallier la stase du corps social, Spinoza[31] ne disait-il pas qu’ « un pays où la paix se traduit par un effet d’inertie des sujets mérite le nom de solitude que d’Etat ». Et dans cette solitude, il n’est plus question que d’arasement, de gommage des différences, d’aplanissement et de planification de la vie sociale.
Le dissensus -disjonction socioculturelle- constitue le meilleur contexte d’exploration de la dynamique sociale, du fait que les oppositions doivent toujours s’inscrire dans une logique de socialité agonale pour que cessent les illégalismes qui ponctuent la vie courante. Une telle orientation est vitale pour que la vie publique ne se transforme en règne du superficiel, de l’éphémère, de la parade, de l’exhibition et de l’hypocrisie de façade qui virent, souvent, au narcissisme et à l’égotisme.
Il s’agit, donc, d’explorer, de répertorier et de hiérarchiser les aléas eu égard leur degré d’intensité et leur pouvoir déstabilisant ; et pour ce faire, l’investigation du vivre-ensemble doit être appréhendée à l’aune de l’intégration des fonctions transformatives de la gestion sociétale, notamment la réhabilitation de la critique[32] à visée correctrice, pour dévoiler ce qui transgresse l’ordre social.
En outre, l’appropriation du vivre-ensemble suppose la compréhension des structures sociétales et des cultures locales pour transcender toute acception appauvrie de l’identité politique et de la vie morale. Dans ce sens, il unira ce qui sépare et rassemblera ce qui se fragmente et ce, pour développer les capacités et valoriser les ressources motrices, seules à même de constituer un cadre collectif de représentations et d’actions pour la production des connaissances[33].
Tout le monde doit comprendre que la déliquescence du vivre-ensemble fait que la culture échappe aux groupes sociétaux pour devenir l’apanage de lobbies dominants et aliénants. Aussi, faut-il réactiver le « Cogito, ergo sum », (Je pense, donc je suis) qui permettrait à l’homme de relancer la toute-puissance de la raison : voie seule à même de permettre de se départir de la mise à l’index, de la dénonciation et de l’inquisition dont ont été victimes de grands esprits libres et critiques, à l’image de Galileo Galilei, El Hallaj… El Youssi… Il faut donc jeter une lumière nouvelle sur les recoins sombres de cette société livrée en pâture à l’économisme et à ses corollaires, le consensualisme, le politiquement correct et la domestication du corps social.
Aussi, faut-il régénérer la convivialité et l’authenticité, en tant que réponses aux diverses aliénations et mécanisations ; tout comme il faut œuvrer pour réhabiliter les hommes de culture et les maîtres à penser : ces avant-gardistes qui avaient été à l’origine de maints changements, dont ils se sont eux-mêmes nourris ; ces Grands Hommes, combien incontournables pour alerter sur les obéissances passives qui menacent le continûment de la dynamique sociale.
Ainsi, le vivre-ensemble et la durabilité sociétale ont été sacrifiés sur l’autel du narcissisme de quelques-uns ; situation où l’indifférence et l’insensibilité règnent sans contrepoids, ce qui a ouvert la voie des commandes du pouvoir à des entités chaotiques kleptocrates[34].En effet, l’homme vit dans une société corruptrice tant sur le plan moral que matériel, alors que sa dignité lui dicte d’être un de ces hommes à propos desquels Walt Whitman[35] disait :
Jamais ils ne s’échinent ni se lamentent sur leur état…
Jamais ils ne sont insatisfaits, ni saisis de la folie furieuse de posséder les choses,
Jamais ils ne s’agenouillent devant un autre…
Pr Mohamed Haddy
Taroudant, le 2 avril 201
[1] Max Stirner, de son vrai nom Johann Kaspar Schmidt (1806-1856) ; philosophe allemand appartenant aux Jeunes hégéliens, il est considéré comme le précurseur de l’existentialisme.
[2]La culture du nom latin « Cultura » signifie, au sens premier, l’agriculture ; en ce sens, il est rejoint par celui de civilisation à partir du XVIII siècle et par celui l’ordre social. Par extension, la culture désigne les comportements, les habitudes, les savoirs et les systèmes de sens transmis, socialement, par l’espèce à laquelle appartient l’individu. Au plan individuel, la culture est l’ensemble des connaissances acquises, l’instruction, le savoir d’un être humain, alors qu’au plan collectif, elle représente, également, l’ensemble des structures sociales, religieuses…et les comportements collectifs qui caractérisent une société : elle est tout ce qui reste quand on a tout oublié.
[3]« Ton voile, c’est ton infatuation », disait El Hallaj
[4]In RG Schwartzenberg : L’Etat spectacle 2, politique, casting et médias, Plon 2009, P. 200
[5]Pierre Bourdieu (1930–2002) est un sociologuefrançais qui, à la fin de sa vie, devint, par son engagement public, l’un des acteurs principaux de la vie intellectuelle française.
[6] RG Schwartzenberg : L’Etat spectacle 2, politique, casting et médias, Plon 2009, P. 256
[7]Thierry Tardy : Gestion de crise, maintien et consolidation de la paix ; Acteurs, activités, défis ; Editions De Boeck Université, 2009
[8]La cybernétique concerne des phénomènes naturels ou artificiels et implique les machines, les animaux, l’homme et la société ; et dans sa dimension technique, elle est une exploration de toutes les analogies qui peuvent exister. Elle est une science générale de la communication dont le père fondateur est Norbert Wiener,mathématicien américain, théoricien et chercheur en mathématiques appliquées.
[9]Philippe Breton : L’utopie de la communication, le mythe du « village planétaire », La Découverte/Poche, 1992, 1995,1997
[10]Brigitte Schroeder-Gudehus : les scientifiques et la paix, Les Presses de l’université de Montréal, 1978 P 9 et 10.
[11]De nombreux scientifiques ont été mobilisés comme conseillers scientifiques du gouvernement pour toutes les questions stratégiques associées à l’emploi du nucléaire, notamment John Von Neumann, né Neumann János Lajos le 28 décembre 1903 à Budapest, en Autriche-Hongrie, et mort le 8 février 1957 à Washington est un mathématicien et physicien américano-hongrois qui a inventé l’ordinateur.
[12]Le monde de Nietzsche est clairement dichotomique et son appel à la destruction de la morale –« danger par excellence »- se fait en référence à un passé historique qu’il décrit ainsi : « les Celtes étaient une race absolument blonde ; quant à ces zones de populations aux cheveux essentiellement foncés que l’on remarque sur les cartes ethnographiques de l’Allemagne faites avec quelques soins, on a tort de les attribuer à une origine celtique et à un mélange de sang celte […] c’est plutôt la population pré aryenne de l’Allemagne qui perce dans ces régions.
[13] Friedrich Nietzsche : La généalogie de la morale, coll. « Folio », Gallimard, Paris, 1971, P. 42
[14]Déjà dans les années soixante-dix, l’enseignement assisté par ordinateur (EAO) avait fait couler beaucoup d’encre du fait que cette pratique ne constitue que des atours modernes d’un savoir uniformisé.
[15]Le transhumanisme est un mouvement de pensée philosophique, proposant une vision matérialiste du monde.
[16]Dans la mythologie, les épigones sont les héros de la guerre des sept chefs : les généraux d’Alexandre le Grand ; en littérature ce sont des disciples sans originalité.
[17]La bionique est la science qui recherche chez les plantes et les animaux, des modèles en vue de réalisations techniques. Elle se base sur l’étude des systèmes biologiques pour développer des systèmes non biologiques susceptibles d’avoir des applications technologiques.
[18]La généalogie du savoir humain aura connu trois phases successives dont les deux premières ont la même ascendance : l’invention de l’écriture suivie quelques millénaires plus tard de celle de l’imprimerie. L’écriture stabilisa le discours oral, permit la naissance d’une mémoire individuelle et collective, privilégia la vue au détriment de l’ouïe.
La découverte de l’imprimerie et du livre, son prolongement naturel, installèrent le texte écrit, avec ses intervenants, au centre de l’organisation du savoir. Le texte écrit est publié et il s’adressa à tous dans le temps et dans l’espace. L’ouvrage qui prolongeait le manuscrit affirmait le rôle déterminant d’un ou plusieurs auteurs, source juridique l’auteur en assumait la responsabilité, tous ses devoirs et ses droits.
La lecture électronique se substitua au livre comme l’automobile à la diligence, bien que le livre aura certainement moins de musées que la diligence ; et peut-être même le code alphabétique cédera-t-il la place à un code phonétique.
[19]Pendant que le messianisme américain est d’essence germanique et calviniste, celui français est latin et catholique.
[20]Ce terme a été introduit par le politologue américain Robert Dahl pour décrire le fonctionnement politique des sociétés industrielles occidentales ; les caractères constitutifs de la polyarchie sont la dispersion des sources du pouvoir.
[21]Une triade qui connait de permanentes tensions et dissensions internes. La jalousie demeure le principal moteur de leur action : est-on vraiment riche si l’on n’est pas le premier d’entre les riches ?
[22]Sachant que lorsque le conflit ne peut plus s’exprimer d’une manière cathartique et libératrice, il le fera d’une manière paroxystique.
[23]Fabrice Thuriot : Culture et territoires : Les voies de la coopération, L’Harmattan, Paris 1999
[24]Selon Georges Orwell (1984) nouvelle langue épurée et politiquement correcte.
[25]Éric J. Hobsbawm : L’Empire, la démocratie, le terrorisme, Editions André Versailles, Monde diplomatique, 2009 Edition initiale de 2007
[26]Sachant que l’exaltation de la tolérance aboutit, dans sa forme la plus pernicieuse, à la justification de l’existence de régimes ségrégationnistes : la tolérance fondant dans l’indifférence.
[27]Le substantif acculturation semble avoir été créé vers 1880 pour nommer la transformation des modes de vie des immigrants au contact de la société américaine.
[28]Dans acculturation le préfixe « a » n’est pas privatif, il provient du latin « ad » qui indique un mouvement de rapprochement. L’acculturation est donc l’ensemble des phénomènes qui résultent de contacts continus entre des groupes de cultures différentes et qui entraînent des changements dans leurs cultures initiales.
[29]Le mot grec sugkretismo désigne le front uni des cités de Crète –le plus souvent en conflit les unes avec les autres ; introduit dans la langue française, il perd sa signification première d’accord et de concorde pour prendre celle de fusion entre des tendances opposées.
[30]Philippe Bretton : Eloge à la parole, Editions La Découverte, 2007 P. 7
[31]Baruch Spinoza, également connu sous les noms de Bento de Espinosa ou Benedictus de Spinoza (né le 24 novembre 1632, Amsterdam, Pays-Bas – mort le 21 février 1677, La Haye) était un philosophe néerlandais dont la pensée eut une influence considérable sur ses contemporains et nombre de penseurs postérieurs.
[32]Luc Boltanski, Eve Chiapello : Le nouvel esprit du capitalisme, NRF, essais, Gallimard, 1999.
[33]P. Veltz : « Mondialisation, Villes et territoire : une économie d’archipel », PUF, Paris 1998
[34] Gouvernement des voleurs
[35] Walt Whitman -né le 31 mai 1819 à Long Island et mort le 26 mars 1892 à Camden- est un poète et humaniste américain dont le chef d’œuvre est « Chants de moi-même », in feuilles d’herbe, Aubier, 1989.
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