Diagnostic de territoires, politiques publiques locales et participation. Notes de terrain dans les Provinces du Nord

Abdallah Saaf / Communication à la Maison du Maroc le 19 septembre 2019 colloque su le développement des Provinces du Nord.

La carte géographique du Nord du Maroc met en relief un ensemble de grandes villes comme Tétouan, Chefchaouen, Larache, Lksar El Kebir, El Hoceima, mais aussi quelques bourgs de tailles variables, depuis les plus petites aux plus grandes. La région est à vue d’œil enclavée. Les territoires du Nord sont restéslongtemps comme en retrait, avec peu d’infrastructures.La route qui relie El Hoceima au pré-Rif dénommée « route de la mort », ou « route de l’enfer », constituait une fracture avec l’intérieur du pays, et cela a pendant longtemps contribué au maintien de la région dans un état d’arriération marqué. Le fameux projet de la « Route de l’Unité » devant relier le Nord au Sud constituait un défi à la nature, au déficit en infrastructures, et entendait symboliser l’activation des processus d’intégration nationale.Du côté des populations, deux grandes ascendances dominent la région : les JBALAS et les RIFAINS.

Sur le plan économique l’Ouest vit de la petite agriculture de subsistance, avec un paysannat nombreux, à part la zone du Loukkos, tandis que l’Est (Targuisst, Kétama..) vit d’expédients ( petite culture de subsistance, pêcheries, culture du kif, contrebande, immigration…).

Du point de vue de la culture et de la langue, l’espagnol a une présence significativedans et à côté des parlers locaux.Cela avait posé au lendemain de l’indépendance, la question de la normalisation de l’enseignement et son uniformisation par rapport au système national d’enseignement public. Un autre trait des provinces du Nord, lieux où sont enterrés de nombreux saints, est d’être porté par une religiosité accentuée.Par ailleurs, du fait de la colonisation espagnole et à la différence de la colonisation française, la région a connu peu de réformes. Les Espagnols par exemple n’ont pas introduit le titre foncier, ni l’équivalent du DOC, entre autres…

Sur le plan historique les provinces du Nord ont connu une trajectoire difficile, fragmentaire, complexe. Le territoire a connu bien des évolutions, notamment les effets de la perte de son statut international par Tanger, le départ de capitaux, et suite aux guerres d’Abdelkrim, et celles menées contre lui, et plus tard lors des événements d’après l’indépendance, de nombreux Rifains se sont éparpillés à l’intérieur du pays comme à l’extérieur. En dépit de l’ensemble de ces données, le processus d’intégration nationale a fait son œuvre.

L’Etat s’est impliqué dans le développement de ces provinces. Entre autres démarches le projet DERRO mis en œuvre pour endiguer et à terme faire disparaître la culture du cannabis a connu nombre de réalisations face aux habitudes et usages traditionnels des populations de la région. L’Agence du Nord a œuvré dans des conditions difficiles pour faire face au sous-développement de ces territoires. Dés les années 90, un certain désenclavement a commencé à s’affirmer, du fait notamment de l’action de l’Etat en coordination avec les élus, une évolution vers le mieux a commencé à se faire sentir. A partir de 2000, avec les visites royales régulières, la région a connu l’installation de grandes infrastructures : autoroutes, ports, le complexe Manar El Moutawassit, la route méditerranéenne… Nombre d’analystes ont commencé à affirmer que la région, qui jusque là accusait de grands retards, se retrouvait désormais dans la moyenne nationale, en dépit de la persistance d’aspects négatifs (la femme, le chômage élevé, l’insuffisance des activités économiques…).

Ce survol des profils des provinces du Nord peut donner l’impression que l’Etat apparaît comme l’acteur exclusif des actions publiques de développement qui y sont menées, que peu d’acteurs autres que l’Etat s’y meuvent, que notamment les populations n’y participent peu ou pas. Cependant force est de constater combien est impressionnante la participation des populations à l’action publique…

Derrière le rideau étatique, une participation citoyenne consistante s’est déployée. La région est structurée par desdynamiques de participation fortes et multiformes. Des rencontres, réunions publiques de haute signification ont marqué l’histoire de la région, comme lors de l’expérience de justice transitionnelle dans la perspective de « la réparation » des préjudices subis par cette partie du territoire national, et comme dans le cadre des réunions régionales préparant l’élaboration de la Charte de l’aménagement du territoire. De grandes consultations citoyennes ont été organisées par les différents départements au cours des deux dernières décennies. De nombreuses actions dites de proximité y ont été entreprises. Le travail participatif animé par la société civile y a été et y est considérable : prise en charge de la formation des élus, des agents des services déconcentrés, mise en place d’équipements sociaux, (réalisations de locaux, sièges d’instances civiles, édification de maisons de citoyens,création de crèches…), appui de proximité aux associations locales, travail de renforcement de la participation citoyenne dans les processus du développement local. Des dizaines de communes ont fait l’objet de cet appui. Trois approches dominent toujours : l’approche droits, l’approche genre, l’approche participative. Relevons aussi le brassage des cultures qui ne cesse de s’effectuer à l’occasion de ces « participations » souvent massives, entre les coopérations étrangères (Pays-Bas, Belgique, Espagne, etc…), la diaspora marocaine originaire du Nord et les militances associatives locales.

Lors des dernières élections, un fait notable a été relevé : un certain renouveau des élus s’est dégagé et parmi les nouveaux élus l’émergence des élus associatifs,précisément ceuxqui ont une expérience du travail de proximité, a été constatée.

La fibre « participationniste » des provinces ne fait pas de doute. Ces interactions entre l’action publique et les populations dans les provinces du nord, permettentcependant de formuler les observations suivantes :

1)Parler de développement territorial, consiste à mettre en œuvre des décisions sur des orientations et actions adaptées aux ressources et besoins spécifiques du territoire concerné. Derrière les actions locales se déploient des décisions qui visent la modification des situations locales, la perspective de remédier à leurs faiblesses, leurs failles, ou pour consolider leurs atouts.Comme agir exige une bonne connaissance des particularités du territoire, cela impose de s’incruster dans les intérêts locaux par le diagnostic, la négociation collective, les arbitrages. Il en découle un processus continu de participation d’implication des populations, et de différents s acteurs. Ce qui explique que dans une région de cette nature un impératif de délibération, de participation et de concertation est de règle.

2)Les expériences de participation vécues montrent que les processus de participation restent inachevés : l’enjeu réside dans l’établissement de priorités. Il s’agit d’expliquer comment on peut agir, lancer de nouvelles pistes de l’action, dans les limites d’un territoire.Il s’agit aussi de trouver la bonne manièred’effectuer pour tous, en termes contradictoires et décryptables, des choix politiques en l’absence de canaux appropriésde communication publique, alors que des médias locaux, indépendants,par exemple assurant la publicité des débats semble faire défaut.Comment arbitrer les conflits d’intérêts collectif, lorsque la vie sociale se décompose et que prennent le dessus les logiques individualistes ?

D’un autre côté l’un des sujets qui interpelle aujourd’hui est celui du débat public : quelle est sa nature et son niveau ? Les élections ne seraient qu’un contact trop particulier avec la population. Il s’est produit une sorte de municipalisation de la vie politique, qui consiste elle-même en une mise en relation des citoyens avec les élus. Les principaux défis restent la démocratisation, la flexibilisation, la restructuration. Dans ces conditions, quelle est la place du local dans le processus de transition ou de consolidation démocratique au niveau national ? L’exercice délicat de construction et de recomposition des débats publics se déroule de ce point de vue en termes de décentralisation, de régionalisation et de participation populaire, selon le degré d’avancement de ces dynamiques.

3)Quel est le rapport entre la démocratisation, les espaces locaux et la participation ? La consolidation de la démocratie entre les pays en développement et en transition passe-t-ellepar le renforcement de la démocratisation au niveau local et régional et un certain niveau de participation? Cecredo très tocquevillienpersévère. Les processus en question semblent renforcer mais non de manière mécanique la démocratie dans son ensemble.Démocratie locale et participation seraient-elles nécessairement positives ? Dans les cas où ont précédé des régimes dictatoriaux, le risque de confiscation du pouvoir est grand, la possibilité de voir le pouvoir local inféodé aux anciennes élites est manifeste, les rapports sont traversés par des processus de clientélisation du local au profit de réseaux d’influence.

4) S’agissant de la liaison société civile et démocratisation, celle-ci paraît fondée sur un registre participatif ou délibératif. Cependant on a observé dans les expériences vécues dans le Nord du Royaume, dans bien des cas, et au-delà de tout idéalisme, cela paraît lié à la culture politiqueterritoriale, aux groupes de pression de type corporatif peu sensibles à la démocratisation, au risque de technocratisation, à la confiscation du processus par des professionnels de la participation publique.
La notion de professionnels de la participation renvoie à une pléthore de postures, de métiers sociaux, les fonctionnaires ou chargés de mission, salariés ou contractuels : le chargé de participation et de concertation avec les habitants, la personne chargée de l’accompagnement social individualisé, du relogement, de l’insertion professionnelle, du maintien de service ,de gestion urbaine de la proximité,etc….sans parler des experts.

Comment alors face à cetéventaildense de chargés de mission de proximité, et en même temps assurer la maitrise d’usage aux populations sensées devoir participer, les impliquer fortement dans les activités de consultation, de réflexion collective ?Les dispositifs participatifs ne manquent pas depuis les tables-rondes, ateliers, balades urbaines, rencontres informatives, réunions publiques, diagnostics en marchant. Bref l’ensemble des mécanismes permettant aux associations de jouer le rôle de relais de l’Etat.Il faut veiller alors à ce que les professionnels de la participation, une participation trop guidée, trop documentée, en termes de postures, de quantité, de savoir technique, ne faussent pas l’esprit de la participation.

5)Sur le mode de gouvernance, pourquoi et comment les gouvernements locaux ont évolué dans leurs référentiels,dans leurs rapports avec les autres acteurs et notamment avec les premiers concernés, les populations ?Le mode de commandement purement hiérarchique est remis en cause pour mettre en placedes mécanismes de pilotage politique reposant sur la décentralisation et la concertation.

Il est clair que le rapport de la démocratie représentative et de la démocratie participative,qu’on peut appeler aussi avec Habermas démocratie délibérative,les tenants et aboutissants de cette liaison, ne sont pas encore clairement définis dans les pratiques observées.La question de savoir si elle se complètent ou si elles s’opposentn’a pas encore reçu dans la pratique marocaine de réponse générale, stable, convaincante.
Du reste, participer ne se réduit pas à un accompagnement symbolique ou à de la simple communication. La démocratie délibérative permet la participation du grand nombre à la décision, à l’argumentation. L’enjeu consiste à produire la meilleure décision, de combler le fossé entre les citoyens et leurs représentants et d’améliorer les modes d’action publique. En même temps la question de savoir ce qu’est une bonne participation, ce qu’est une expérience réussie de participation reste ouverte.

Peut être ces brèves observations recoupent-elles avec les constats que l’on peut effectuer dans d’autres endroits du pays. Elles ont été captées dans le feu des actions de participation menées dans les provinces du Nord à l’occasion de la mise en place de projets de développement.

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