Abdellah Saaf, ex-ministre, directeur du Centre “CERSS”
‘‘On réforme par la parole plus que par les actes’’
BAB: Vous vous faites rare sur la scène politique. Est-ce qu’on peut interpréter cela comme un retrait de la politique ?
Abdellah Saaf: C’est difficile de se retirer de la vie politique. Par définition, l’homme est un animal politique.
Qu’on le veuille ou non, nous portons en nous un positionnement, une relation et une insertion quelque part dans la cité. Se retirer, donc, de la politique est une illusion. Même lorsqu’on s’autonomise, qu’on se replie sur soi, on crée un sanctuaire privé autour de soi qu’on verrouille, la politique nous touche d’une façon ou d’une autre.
D’abord, ce recul est une position. C’est ce qu’on dit sur l’indifférence, sur la déconnexion de la vie politique et partisane, tourner en ridicule la vie politique, l’humour politique, rire de la vie politique. Cette distanciation est une prise de position.
On peut avoir des réserves sur des systèmes et des partis, sur des règles du jeu, sur tout ce qu’on veut… Mais la décision résolue de prendre le large par rapport à certains aspects ne veut pas dire une coupure définitive et systématique de la vie politique. On a un mot, actuellement, qui est devenu générique: l’abstention, il suppose qu’on est entré et que, dégoûté, désabusé, on a décidé de partir. Cette thématique a été beaucoup exploitée par les sociologues chez nous à un certain moment. Mais en réalité, il faut d’abord entrer en politique pour pouvoir se prévaloir d’en sortir. Tout le monde n’est pas entré en politique.
Vous avez côtoyé de grands hommes de gauche, notamment feu Youssoufi qui a adopté une attitude discrète, un silence, après son retrait officiel de la politique. Était-ce une position de sa part ?
C’est vrai que j’ai été intrigué par deux personnages: feu Abderrahman Youssoufi avec qui j’avais une relation très amicale, surtout après “l’Alternance”, c’est-à-dire à la veille du remaniement ministériel de 2000.
À chaque fois que je lui rendais visite à Casablanca, je lui demandais est ce que vous êtes en train d’écrire vos mémoires, il disait “je ne pourrais pas te répondre”. J’ai compris que c’était un choix. J’ai eu la même histoire avec feu Abdellah Ibrahim à qui j’ai plusieurs fois posé la même question. Était-ce une obligation de réserve post responsabilité ? Pourquoi n’ont-ils pas écrit ? ou ne voulaient-ils pas écrire ? Est-ce une attitude intérieurement assumée, dans les deux cas ? Je ne sais pas. Ce sont deux énigmes.
Pourtant, des mémoires de feu Youssoufi ont été publiés.
Ce ne sont pas vraiment des mémoires. C’est presque officiel. Les mémoires impliquent de se dévoiler soi-même, c’est un récit contenant des archives et documents que l’écrivain est le seul à détenir.
Il existe plusieurs types de mémoires: des mémoires/programme pour défendre ses choix et convictions politiques, ses actions; des mémoires pour justifier telle ou telle relation ou pratique ou contradictions, etc. Rares sont les mémoires/pensées où il y a une remise en cause ou une autocritique, des regrets.
Nous n’avons pas ce type de tremblements.
Cela ne touche pas que les hommes politiques. Dans les mémoires d’Abdallah Laroui, il commente les faits, confirme ses prévisions, par exemple la défaite de l’armée arabe de 1967, comme pour dire “j’avais prévu ça et ça c’est confirmé et j’ai eu raison. J’étais en avance parce que j’avais les clés de décryptage des réalités sociales et historiques”. C’est une attitude bien ancrée, pourtant, il n’est pas un homme politique, mais un penseur.
À titre de comparaison, Raymond Aron, qui pratiquait le journalisme à la façon d’un intellectuel, avait un jour écrit, par exemple, au sujet de la guerre de 1967, qu’Israël allait être rasé. Ainsi, par la suite, dans ses mémoires, il a concédé qu’il s’est trompé. Il a confié qu’il a ainsi remis en cause ses idées après avoir fait un voyage dans la région du Moyen-Orient, notamment en Egypte, en Jordanie, au Liban et en Syrie, puis Israël pour s’entretenir avec plusieurs responsables.
Ces mémoires sont pour moi un chef-d’œuvre.
Vous allez écrire vos mémoires ?
Dans la mesure où j’ai connu des personnages tels qu’Abderahman Youssoufi, Abdellah Ibrahim, Mohamed Boucetta, Fqih El Basri qui était un ami intime, Noubir Amaoui et d’autres, écrire mes mémoires peut s’affirmer à un moment. J’ai aussi beaucoup fréquenté Mário Soares, Samir Amine, Abdelkbir Khatibi, Mohamed Abed Jabri, Paul Pascon. C’est quand même toute une phase de notre vie politique, intellectuelle, sociale et culturelle. Cela justifie un récit à toutes fins utiles.
Ce sont là des gens connus, des figures emblématiques. Mais il y a aussi d’autres personnes, des hommes ordinaires, des simples citoyens qui ne sont pas des vedettes, des phares lumineux, mais qui ne sont pas non moins importants. Tout cela peut justifier donc un récit, quoique les lecteurs ont tendance à diminuer, mais cela ne m’empêchera pas d’écrire…
Quel est l’intérêt pour comprendre le Maroc d’aujourd’hui de votre ouvrage “Écrits marxistes sur le Maroc”, publié récemment ?
Cet ouvrage est l’un de mes premiers écrits publiés. Je l’avais terminé en 1984 après avoir soutenu ma thèse en droit international public et que j’étais libre pour la recherche. Il se trouve que j’ai beaucoup travaillé dans la bibliothèque de la Cour internationale de justice (CIJ) pour ma thèse et je connaissais un peu les centres néerlandais. Je suis tombé sur l’Institut d’histoire sociale qui détient des archives des partis socialistes, des partis socio-démocrates et des partis communistes datant du 19e siècle jusqu’à une certaine période. J’ai donc choisi le sujet des écrits marxistes sur le Maroc. J’ai travaillé l’essentiel, trouvé pratiquement toute la documentation à Amsterdam, à l’Institut d’histoire sociale. J’ai passé tout un été là-bas entre les musées d’Amsterdam et la bibliothèque. Il n’y avait pas l’ambiance qui règne aujourd’hui vis-à-vis des étrangers. Ce n’était pas aussi crispé. Il y avait plus d’équilibre et plus d’ouverture de la part des gens du pays par rapport aux étrangers. J’y ai passé un été studieux et très culturel en 1984.
L’intérêt, c’est bien d’avoir un historique des perceptions à travers le monde.
Je voulais comprendre comment les marxistes, qui étaient pour moi les intellectuels les plus avancés, les plus libérés, nous regardaient: il y avait du racisme, il y avait de la xénophobie.
On a reproché à Marx plusieurs fois d’avoir utilisé des termes dénigrants même par rapport aux autres pays européens, sans parler des autres civilisations. Même s’ils arrivent aux marxistes d’admirer les peuples courageux.
Pour le Maroc, ils admirent la résistance face à l’immense appareil militaire espagnol mieux équipé… Ce qui m’intéressait durant cette phase était le regard, et comme j’avais des adhésions marxistes, c’était logique de s’intéresser aux écrits marxistes.
La problématique du regard, l’histoire du regard, de la représentation de ce que nous sommes, est une problématique centrale à laquelle j’ai voulu m’intéresser à cette phase. C’est aussi sur cette problématique même que j’ai commencé à travailler depuis le confinement. Je me suis concentré sur un sujet très spécial, à savoir le journal “Le Monde” et le Maroc.
Comment est née l’idée de votre ouvrage sur le journal “Le Monde” et le Maroc?
J’ai gardé depuis le lycée l’habitude de découper les articles du “Monde” et souvent ils n’étaient pas classés. Vu l’enfermement du confinement, je passais une partie de la journée à classer les coupures de journaux, à mieux découper, à rendre plus esthétiques mes archives.
Et au moment du tri des sujets, je suis tombé sur une masse d’articles du “Monde” qui concernaient le Maroc. En feuilletant ce dossier, j’ai vu qu’il y avait une continuité dans la représentation du Maroc, société, État, partis politiques, culture…
J’ai eu mon bac fin des années 60. Depuis cette date, il y avait une continuité : les articles étaient sobres, discrets, sans jugement, du journalisme strict, descriptif, mais qui prenait l’essentiel de l’information. Mais après, le regard du quotidien “Le Monde” a changé. Chaque occasion est devenue une prise de position vis-à-vis du Maroc qui n’était plus journalistique, qui était en fait idéologique. Je ne suis pas contre ces appréciations, mais, quand même, l’histoire des regards que les autres ont portés sur nous est aussi importante que ce que nous sommes réellement.
Vous êtes un adepte du temps long dans vos analyses politiques et vos recherches académiques. Quel regard portez-vous sur le printemps arabe 10 ans après ?
Probablement, c’est un événement très important, mais il faut le situer dans le temps long. J’ai dirigé un livre sur le printemps arabe il y a trois ans, “Le printemps arabe 7 ans après”. Maintenant, nous sommes à 10 ans après. Effectivement, la science sociale, à mon avis, et la science politique en particulier, pour bien assumer sa vocation de grille de compréhension du réel, de grille crédible, convaincante de décryptage, ne peut réellement intervenir, ne peut nous être d’une véritable aide qu’une fois les événements achevés.
Est-ce que cela veut dire que le printemps arabe n’est pas encore fini ?
On peut voir le printemps arabe comme quelque chose de continu, ou bien comme des phénomènes différents qui se renouvellent épisodiquement. Ce n’est pas le même mouvement, c’est différent… C’est vrai que la culture numérique a joué un rôle très important en 2010-2011 dans ce mouvement, mais c’était quand même primaire comme culture numérique.
Maintenant le numérique s’est amplifié et diversifié, on n’est pas au même stade. Quelles en seront les conséquences ? C’est une nouvelle génération qui est en train de prendre forme, en Algérie, au Soudan, en Jordanie et en même temps, on a toujours les résidus de 2011, notamment le cas de la Syrie, le Yémen et la Libye…
Ainsi, le printemps arabe est en réalité une multiplicité de mouvements sociaux et de faits protestataires et contestataires, c’est un phénomène qui est devenu aujourd’hui très complexe. Il faut le décortiquer et le mettre sous la loupe pour mieux l’appréhender. Ce qui va se passer aujourd’hui restera tributaire de ce qui s’est passé il y a dix ans. Est-ce que c’est la suite ? Je n’en suis pas sûr. Les sociétés arabes continuent à évoluer et à se transformer à la fois par les dynamiques internes et l’environnement externe…
Il y a presque 10 ans, vous avez été membre de la Commission qui a élaboré le projet de Constitution de 2011. La classe politique marocaine s’est-elle suffisamment appropriée la nouvelle Loi
fondamentale ?
Une Constitution est un texte assez général par définition. Ce n’est pas du fait que le Maroc voulait esquiver ou manœuvrer. Ainsi, on peut grâce aux textes d’application, soit élever la dose de la démocratie, soit la réduire. On peut appliquer la Constitution à 10 sur 10, ou à 3 sur 10, cela dépend des rapports de force et non des bonnes intentions de ceux qui décident, comme diraient d’autres. Mais en réalité, les rapports de force n’ont pas donné mieux que ce qu’on a aujourd’hui. Et ce qui a été accordé n’était pas mince, cependant, je pense que le niveau intellectuel de la société marocaine maintenant dépasse certaines visions, idées et pratiques. La société marocaine est comme retenue, il y a désormais un écart entre elle et le niveau auquel elle est parvenue.
Je vais utiliser dans mes explications un concept appelé le complexe de Gorbatchev, la peur que le mur, en l’occurrence l’édifice, tombe, s’écroule, en réformant de manière non maîtrisée. Cette peur habite beaucoup d’acteurs politiques. Ils n’osent pas, car il y a des contre-exemples. Ailleurs, dans d’autres pays arabes, lorsqu’on a voulu aller trop vite, cela a mal tourné. Ce n’est pas une justification, mais une explication des limites intellectuelles, conceptuelles et méthodologiques qui encerclent la façon de faire des acteurs politiques marocains.
Vous avez été ministre de l’Éducation de 2000 à 2002. À l’époque aussi, la réforme de ce secteur faisait débat. Sommes-nous face à une éternelle réforme de l’école marocaine?
Il y a une utilisation très politicienne par certains technocrates du dossier de l’enseignement. Le terme de la réforme date de l’indépendance du Maroc. J’ai publié avec un chercheur français un premier livre qui recueille les principaux articles qui parlent de la crise de l’enseignement et sa réforme. Nous les avons regroupés dans un texte appelé “La crise de l’enseignement et de la jeunesse”. Depuis 1956, on parle toujours des mêmes questions : la déperdition scolaire, l’encombrement des classes, les programmes… On avait évoqué 10 points qui sont toujours d’actualité. Le thème de la crise a été amplifié en 2002-2003 par certains technocrates qui ne sont pas nécessairement à l’intérieur du ministère. Ce thème est devenu focal…
Notre système, c’est vrai, a beaucoup de points noirs, beaucoup de zones grises, mais il a aussi des aspects très positifs. Récemment, on a découvert dans les médias, l’immunologiste Moncef Slaoui ou encore Samir Machour, Vice-président de Samsung Biologics, parmi plusieurs autres visages. On découvre qu’il y a des milliers de chercheurs marocains dans des laboratoires internationaux, des informaticiens au Luxembourg, en Belgique, en Allemagne, etc. Il s’agit de porteurs du bac marocain.
Certains ont voulu introduire le bac international pour revaloriser le bac marocain, parce que ce dernier n’était pas reconnu à l’international. Mais jamais le bac marocain n’a été remis en cause. Ce qui retardait les étudiants marocains d’être sélectionnés dans des systèmes éducatifs étrangers, c’était surtout des histoires de langue ou de communication.
Lorsque j’étais au ministère de l’Éducation, on avait fait une étude sur le comportement des bacheliers marocains dans les systèmes éducatifs étrangers. Le tableau n’avait rien à voir avec ce qui s’écrit ici et là. Il y a toujours des résidus, mais l’aspect positif était beaucoup plus important. Comme je suis moi-même enseignant, j’ai vu se succéder des vagues d’étudiants très brillants qui venaient des lycées publics marocains. Et j’en ai vu des moins brillants et des faibles. Il y avait parfois d’excellentes récoltes, si on peut dire. Avec des collègues, dont certains sont célèbres et très importants, on avait cette discussion, bien avant “l’Alternance”. J’étais encore un jeune professeur et on me disait que les lycées nous envoient des étudiants très faibles sur le plan de l’expression et de l’informatique. Mais, à l’université par exemple, on a quatre ans, ce n’est pas rien, on peut “reformater” complètement les étudiants. En tout cas, on peut améliorer leur niveau. Le réformisme, c’est bien. Moi, je suis un réformiste radical. Mais l’utopie d’une réforme du système d’enseignement. Des écoles embellies, repeintes avec des gens bien, des jeunes, de futurs citoyens bien qui innovent plus qu’ils ne récitent, qui créent, avec de l’informatique partout, des arbres, des oiseaux… cet usage utopique d’une école idéale n’existe nulle part.
Pourquoi donc la réforme de l’éducation revient-elle toujours ?
J’ai remarqué qu’à chaque rentrée scolaire, le thème de la crise de l’enseignement était martelé par la publicité des instituts privés. Ces derniers, outre la technocratie, ont joué un rôle important dans la thématique de crise, comme pour dire: “retirez vos enfants de l’école publique, nous sommes prêts à les accueillir”. Et puis ce souci s’accouplait avec les mutations sociales et la formation d‘une classe moyenne. L’école était devenue à un certain moment un signe de positionnement social, tout comme la possession d’équipements ménagers, de voitures, entre autres traits distinctifs.
Ces mutations de la société marocaine dénotaient également de l’idée du “meurtre du père”, le règlement des comptes avec le père. L’école, c’est le père, c’est l’autorité. Cela tient à la montée de l’individualisme. La faillite de l’école publique est aussi liée à cette idée selon laquelle il n’y a plus d’autorité morale. Cela n’a pas touché simplement l’école publique, mais aussi d’autres autorités. Je pense que même l’autorité religieuse était mise en cause. L’image de l’école publique a pâti de la montée de l’individu marocain, dont parlent beaucoup de sociologues et de démographes, la réduction de la cellule familiale, le repli des individus sur leur cercle étroit vu leurs conditions économiques.
Par ailleurs, l’image de l’école est l’expression de l’évolution de la société. Ses tares et ses aspects positifs reflètent le degré d’avancement de la société marocaine comme d’autres corps, comme l’administration. On ne peut pas leur demander d’être plus en avance que ne l’est la société.
C’est à ce niveau que se situe la réforme: cette marge entre ce qui existe et le fait de refléter ce qui existe et puis l’amélioration à introduire. Cette lutte qu’il faut mener pour réduire l’écart entre ce qui existe et ce qui devrait exister.
Vous avez récemment remis un rapport à la Commission spéciale sur le modèle de développement. Qu’en est-il ?
Dans notre centre (Centre d’études et de recherches en sciences sociales), nous avons préparé un rapport qu’on a remis à la Commission sur le nouveau modèle de développement où l’on appelle au développement d’un tiers-secteur dans plusieurs domaines. Dans le domaine de l’enseignement, on appelle à encourager les petits projets qui ne sont pas nécessairement à but lucratif, ils peuvent être payants, mais juste pour la production et l’investissement.
L’idée, c’est de soutenir les enseignants qui ont un projet d’école, un projet pédagogique, il ne faut pas les traiter comme les grandes universités avec un capital multinational. Il faut donner une place au tiers-secteur, ce que j’appelle les espaces communautaires, et ce, pour se rapprocher de l’horizon d’une société de savoir, c’est ça l’idéal.
Moi, j’ai contacté à plusieurs reprises les représentants de la société civile, et certains d’entre eux, dont des responsables, sont convaincus et font des pas dans ce sens pour amplifier le troisième secteur.
Le développement de notre société ne se réduit pas au duo public/privé, il y a toute cette marge que doit investir le tiers-secteur, le “Safe Sphere”: les espaces associatifs, coopératifs, les structures et activités à but non lucratif…
D’ailleurs, j’ai créé une petite école de formation professionnelle qui est une première, car dans le droit marocain, le communautaire n’existe pas, alors qu’au Canada et aux USA ce genre de projets est qualifié dans leur nomenclature de “privé à but non lucratif”. Maintenant, je milite activement dans ce sens. Je fais donc la politique de manière détournée.
J’essaie de convaincre, de faire du lobbying pour le développement…
Je suis bien sûr pour l’État stratège, régulateur, interventionniste, pas dirigiste, et ce, pour le développement d’un capital privé national, mais non pas pour, comme le définit le vocabulaire maoïste, “la bourgeoisie rattachée aux capitaux internationaux”.
Comment voyez-vous l’approche politique concernant la réforme de l’Éducation?
Il y a une approche politique, un souffle politique qui manque. Par exemple, on a beaucoup d’étrangers au Maroc, on a un projet africain. Qu’est-ce que veut dire ce discours inflationniste sur l’échec de l’école marocaine, alors qu’on reçoit et donne des bourses à des centaines d’étudiants? Il suffit de consulter les chiffres de l’Agence de développement. Et puis pourquoi par exemple polariser la société sur la question des langues? Qu’est-ce que ça aurait coûté de dire: On va renforcer les langues étrangères, dans telle ou telle discipline, au lieu d’entrer en conflit avec la moitié de la population marocaine en mettant l’accent sur le français, ou l’anglais aux dépens de l’arabe, etc.
Un de mes titres de fierté est d’avoir réintroduit la philosophie dans les programmes d’enseignement. Et je l’ai réintroduit sans crier gare, doucement, discrètement. On a aussi ajouté deux heures de français, c’était uniquement trois heures avant et j’avais peur qu’on dise que j’étais en train de refranciser l’enseignement. Qu’est-ce que cette manière de réformer par des paroles plus que par des
actes ?
Est-ce qu’on peut parler des prochaines élections ? Y a-t-il une alternative aux islamistes pour 2021 ?
Pour moi, le printemps arabe, c’était un miracle. C’était une chose inattendue. Je ne peux pas dire si c’était positif ou négatif. C’était quelque chose d’imprévu. Parce que le mouvement social au Maroc était fragmenté, saucissonné. Mais, en fait, le fond de ces mouvements divers était éparpillé, dispersé dans le pays et tout ne se passait pas en même temps.
C’est la fragmentation, ce n’était pas la même temporalité. Sefrou était en 2007 en effervescence.
Il y a eu des explosions sociales, du point de vue médiatique. Mais, à côté à Bhalil, c’était comme dans un autre pays. À Fès, même foisonnement à un certain moment, Sidi Ifni, même paysage, mais à côté le silence. Comme si ça ne se passait pas en même temps.
La remarque n’est pas propre au Maroc. Le printemps arabe, c’est comme s’il avait opéré une unification des manifestations, c’était imprévu. Au final, ce sont les islamistes qui ont profité du mouvement en le rationalisant, en dessinant un nouvel horizon, et avec les élections, ils ont obtenu la majorité.
Cette image de fragmentation et de dispersion, elle concerne l’ensemble de la société marocaine. La seule force compacte et organisée semble être le PJD.
Est-ce qu’elle ne va pas être impactée par les derniers développements ? Qu’en est-il de l’impact de la gouvernance des islamistes qui sont au gouvernement ? Ils sont les plus visibles, tout se concentre sur eux.
Qu’en est-il des brisures qui commencent à apparaître dans l’enceinte du PJD ? Les faits-divers entachant le comportement des élus islamistes locaux ou nationaux ? Il y a aussi la fameuse signature d’El Otmani de l’accord Maroc-USA-Israël, n’a-t-elle pas plus d’impact qu’on ne croit chez les gens ? Autant de questions pour lesquelles je n’ai pas de réponse maintenant.
La gauche peut-elle toujours se prévaloir d’être une alternative ?
La gauche est aussi fragmentée, aussi bien les structures partisanes que la société civile. Cette dernière comprend une multitude de segments eux-aussi incapables de se regrouper. Les partis, même s’ils présentent une apparence d’unité, sont sérieusement fracturés à l’intérieur. Ceux qui ont des inclinations pour la gauche comme moi ne cessent de recommander à ceux qui sont tentés par des scissions ou des renversements de ne pas davantage fragiliser les partis de gauche plus qu’ils ne le sont. Mais c’est presque la pathologie de la gauche, l’incapacité structurelle à s’unir.
La “Koutla” finalement c’est quelque chose d’unique, que plusieurs partis, plusieurs sensibilités arrivent à se réunir. Est-ce le génie des leaders de l’époque ? Était-ce le contexte ? Ou peut-être même que l’Etat sollicitait cela à l’époque, un équilibre pour donner vie à l’organisation politique marocaine. La “Koutla” apparaît finalement comme un épisode unique et isolé: l’Istiqlal, le PPS, l’OADP et l’USFP qui était l’axe central. Mais ce dernier a reçu un coup sérieux cette décennie. Est-ce qu’il est impossible que la gauche revienne en scène ? Ce n’est pas impossible, mais cela paraît très difficile.
Il manque maintenant une dynamique interne au sein de la gauche qui peut rendre vie à cette partie de la société marocaine.
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