Introduction
Théoriquement, le concept de territoire est hautement polysémique, puisqu’il supporte plusieurs sens à la fois, selon l’angle d’attaque disciplinaire que l’on adopte. Mais en science politique, constitue l’espace géographique sur lequel l’autorité de l’Etat s’exerce pleinement et exclusivement . Il constitue donc un élément indispensable pour l’existence de l’Etat contemporain, au même titre que la population et le pouvoir politique. Le territoire est circonscrit nécessairement par des limites formant ses frontières. Et ce sont justement ces dernières qui démarquent l’autonomie de l’Etat par rapport à son environnement international et par rapport aux autres entités Etatiques environnantes.
Il faut noter, néanmoins, que la notion des frontières, au sens propre du terme, n’a fait son entrée sur la scène internationale qu’avec l’avènement de l’Etat nation en occident. Sa genèse remonte à une pratique courante au sein de l’empire romain qui consistait à tracer des frontières autour des territoires conquis pour signifier qu’ils appartiennent désormais à l’empire et par là même occasion se démarquer des territoires barbares. Depuis, l’État et le territoire sont indissolublement liés, quelles que soient leurs configurations, et forment toujours la pierre angulaire du droit international contemporain .
Cependant, et bien que la notion du territoire soit universellement reconnue comme une réalité politique allant de soi, le sens et le contenu qu’on lui assigne restent différents d’un pays à l’autre et d’une culture à l’autre, dans la mesure où elle ne se représente jamais comme une donnée géopolitique objectivement indépendante des représentations des acteurs politiques qui en font usage. Cette réalité est d’autant plus imposante dans les pays islamiques et particulièrement dans les pays ayant une profondeur et une épaisseur historique incontestables comme le Maroc .
Il faut noter qu’historiquement la situation géographique particulière du Maroc lui était d’une grande utilité dans le passé, puisque son ouverture sur plusieurs univers culturels et politiques avait fait de lui un espace de rencontre, de métissage et parfois de confrontation de plusieurs ethnies, cultures et religions: Berbères, africains, Phéniciens, Romains, Vandales, Arabes, Andalous, Juives…etc.
Conséquemment, le Maroc était devenu, à la fois un pays africain de par son appartenance géographique, un pays arabo musulman de par son appartenance culturelle et un pays méditerranéen et atlantique, de par son ouverture sur ces espaces maritimes. Une telle position géographique, avait fini par faire de lui l’objet de convoitise des grandes puissances et des populations en déplacement vers les quatre sens : Nord, Sud, Est, Ouest.
Dans la durée, une telle situation avait imposé aux populations marocaines de développer une sensibilité particulière vis-à-vis des territoires et des frontières nationales ainsi que de leur intégrité. Cela explique vraisemblablement les difficultés d’implantation des conquérants roumains, arabes, turques, français et espagnoles sur le sol marocain.
Pour saisir l’étendu et le contenu d’une telle représentation du territoire, il incombe d’une part, de revenir à l’histoire et à la nature même de la société marocaine et d’autre part, au mode de sa décolonisation, ainsi qu’au référentiel politique et idéologique des acteurs politiques nationaux, notamment à celui de l’acteur politique principal qui est le monarque et à ceux des acteurs subsidiaires comme, la classe politique et le citoyen standard.
I. Sociogenèse des représentations marocaines des frontières.
Les frontières marocaines ont subi tout long de l’histoire des fluctuations importantes, selon la nature du pouvoir politique en place et selon la configuration des rapports de force sociaux et tribaux et de leurs rapports avec le pouvoir politique central.
A. Genèse des frontières marocaines.
Bien que les historiens semblent être d’accord au sujet de l’historicité du peuple, de la nation et de la culture marocaines , il n’en reste pas moins qu’ils divergent fortement au sujet de l’Etat leur correspondant. Certains estiment que l’Etat au Maroc est une création islamique qui à vu le jour avec l’avènement de l’islam au Maroc , d’autres y voient, au contraire, une structure politique séculaire et millénaire qui ne saurait être instauré ex nihilo lors de l’implantation de l’islam dans le pays . Evidemment, cette dernière approche parait scientifiquement plus plausible, compte tenue de la particularité sociologique, bureaucratique et politique de l’Etat au Maroc par rapport aux autres Etats arabes et musulmans . Du coup, la structure étatique, au Maroc se base, en premier lieu: sur le fait tribal , et en deuxième lieu, sur un édifice bureaucratique spécifique appelé communément le Makhzen. Au sommet de cet édifice se trouve le souverain, secondé par les agents de l’Etat et du gouvernement , ainsi que par une armée plus ou moins professionnelle .
Historiquement, les frontières du Maroc ont varié en fonction des variations des Etats et des puissances politiques et sociales en place. Dans l’antiquité (lors de la période de la Mauritanie Tingitane), celles-ci étaient tracées de façon naturelles et allaient de l’atlantique à l’est vers le fleuve Mélouia à l’ouest jusqu’au fleuve Daraa au sud et la méditerranée au nord . Ces frontières seront graduellement élargies au moyen âge, avec la dynastie Idrisside et particulièrement avec les dynasties Almoravides et Almohades, pour atteindre l’Andalousie au nord et le fleuve saint louis au Sénégal au sud et la Lybie à l’est .
Toutefois, celles ci connaîtront un rétrécissement substantiel graduel vers la fin du moyen âge avec les dynasties, Mérinide, Wattasside et Saadienne, et la montée en puissance des empires portugais, espagnols au Nord et Turque à l’est. Cette période correspond au déclin de l’empire Marocain et à la décadence du pouvoir central sous les coups de la dissidence tribale et des menaces extérieurs. Depuis, l’Etat marocain entrera dans un long processus de contraction territoriale. Cela explique pourquoi, les ressources du système politique étaient continuellement mobilisées et orientées, contre les menaces d’occupation et d’amputation de ses territoires par les puissances étrangères. Une telle situation s’était considérablement détériorée avec l’avènement de l’impérialisme Européen et particulièrement français et espagnol. Ainsi, vers la fin du XIXème siècle le Maroc avait perdu une grande partie des ses territoires littoraux et sahariens. Il faut rappeler que, la colonisation de l’Algérie, en 1830, avait eu des répercussions directes sur les frontières orientales de l’empire chérifien, puisque la France avait exploité la faiblesse du pouvoir central et la dissidence des tribus pour annexer de vastes territoires et des villes qui étaient auparavant marocains comme Tlemcen , ou les oasis de Colomb Bechar, Touat, Adrar ou Tindouf annexés au territoire français d’Algérie à partir de 1934 . Cela sans oublier la colonisation des territoires sahariens mauritaniens dans le cadre de ce que les Français appelaient le Sahara Français.
Notons que lors de l’instauration du protectorat, en 1912, le Maroc était astreint de signer plusieurs accords et conventions avec la France et l’Espagne pour la délimitation de ses frontières , au Nord, à l’Est et au Sud selon les standards juridiques occidentaux.
Au lendemain de son indépendance, en mars 1956, le territoire marocain ne correspond plus à ce qu’il était avant 1912, puisqu’il ne couvre que moins de 430,810 Km². C’est avec la récupération de la ville de Tanger, en 1956, de Tarfaya, en 1958 et de sidi Ifni, en 1969, qu’il passera à 446,000 Km² et ensuite à 713,000 Km² avec la récupération de 266,000 Km² du Sahara occidental, en 1976.
Comment expliquer donc cet impressionnant décalage qui existe entre la représentation marocaine du territoire (frontières historique de plus d’un million de Km²) et la réalité des frontières héritées de la colonisation ?
Il semble que la réponse se trouve au sein même de la société et de la culture politique marocaine.
B. Les socles sociologiques de l’espace politique au Maroc
Historiquement, la tribu reste au Maroc l’acteur sociologique central autour duquel tout l’édifice politique s’articule. Les notions comme, la nation, le territoire et les frontières nationales n’y prennent forme qu’en fonction de l’exercice effectif du pouvoir politique de l’Etat qui dépend, en première lieu, du soutien tribal qu’il arrive à mobiliser ainsi que de la dissidence qu’il arrive à démobiliser.
Il faut dire que toute l’histoire politique marocaine était façonnée par cette donnée au point ou, pour assoir son autorité politique, chaque dynastie efforçait d’en échapper et d’en devenir indépendante.
Le Maroc n’a pas connu de pouvoir central écrasant et hégémonique comme dans les autres grands empires hydrauliques et historiques d’Egypte ou de Russie. Le fait marquant dans l’univers politique national était, sans doute le polycentrisme territorial. En d’autres termes, l’autorité centrale, qu’incarne la personne du sultan, avait plus une portée morale et religieuse que proprement physique sur la population et les territoires périphériques. Le sultan était plus un personnage qu’on respectait et qu’on craignait , dans la mesure où il était un saint (Chérif) descendant du prophète Mohamed et un arbitre entre les différents segments tribaux en compétition permanente .
Cette sacralité de la personne du sultan n’était pas transposable à l’édifice bureaucratique du Makhzen, qui avait plus une connotation séculaire aux yeux de la population. Cela explique probablement la grande autonomie politique dont disposaient les tribus vis-à-vis du pouvoir central. Leur soumission à l’autorité politique du Makhzen se mesurait essentiellement par deux actes majeurs :
1- Le paiement des impôts aux représentants (gouverneurs) du sultan qui restaient souvent neutres par rapport aux affaires locales.
2- L’envoie de soldats et de cavaliers nécessaires à l’armée pour instaurer la paix entre les tribus ou pour mater celles dissidentes ou pour soutenir l’effort de guerre de libération contre les occupants étrangers .
Du coup, c’est là qu’apparaît toute la spécificité du système politique marocain et par là-même occasion, de la représentation sociologique du territoire et des frontières nationales.
Les tribus, souvent jalouses de leur autonomie, avaient tendance à rejeter l’autorité politique du Makhzen, tout en reconnaissant l’autorité spirituelle du sultan (Imam des croyants). Ce rejet se manifestait symboliquement, par le non paiement des impôts ou par l’agression contre le gouverneur représentant du Makhzen. Et c’est justement cette situation que les observateurs étrangers avaient fini par qualifier de siba. D’ailleurs, au XIXème siècle le Maroc offrait l’image d’un pays scindé en deux parties : Bled al makhzen et bled siba. Le premier constitue l’espace tribal soumis aux lois de l’autorité centrale, alors que le deuxième constitue l’espace soumis à la coutume et qui se soustrait à l’autorité du Makhzen puisqu’il ne payait pas d’impôt ou ne contribuait pas à l’effort de guerre officiel.
Manifestement, les occidentaux qui avaient visité le Maroc à cette époque, avaient cru y voir soit : une absence quasi-totale de l’autorité centrale, soit une dichotomie et une sorte de confrontation ontologique entre le makhzen et les tribus, car, pour eux, il ne peut exister d’Etat sans soumission des populations et des territoires. A partir de là, le Maroc était vue soit comme un empire en voie de dislocation, soit comme une nation en devenir. Et une certaine perception politique « occidentaliste » du Maroc avait commencé à voir le jour et a prendre de l’élan. Elle part d’un constat simple que l’espace politique Marocain était un espace de confrontation entre le despotisme du makhzen et l’égalitarisme primitif des tribus . Cette vision avait même servie pour justifier, en quelque sorte, la colonisation du Maroc car, il s’agissait surtout de venir en aide aux tribus libertaires contre le despotisme et la tyrannie du Makhzen. Cette logique avait souvent guidé l’argumentation des puissances coloniales (la France pour le Sahara français et l’Espagne pour le Sahara occidental) afin de justifier la dépossession du Makhzen de certains territoires, sous prétexte qu’ils n’étaient pas soumis à son autorité effective et continue ou qu’ils étaient des terres sans maitres (terra nullius) sur lesquelles s’applique le principe de la priorité de la découverte .
Inexorablement, une pareille vision purement occidentaliste et européocentriste du territoire qui refuse de reconnaître toute particularité politique du Maroc s’est répercutée sur les représentations nationales des frontières et de l’espace géopolitique.
Selon cette représentation, le territoire et les frontières nationaux ne sauraient être rattachés à l’Etat, puisque ce dernier n’est qu’une création exogène occidentale. Dans le contexte sociologique marocain, le territoire comme les frontières sont des notions abstraites liées cognitivement au concept sociologico-religieux de la « Oumma ». C’est-à-dire à cette communauté humaine déterritorialisée qui est exclusivement cimentée par l’appartenance à la religion islamique .
Du coup, le territoire marocain ne peut que difficilement être ramené à une simple donnée géographique cartographiée et bien précise, dans la mesure où il est, avant tout, une donnée essentiellement sociologico-politique. L’autorité effective du sultan et du Makhzen sur le territoire national s’exerce surtout par le mécanisme de la « Bay’a » , qui est, d’abord, un acte contractuel d’allégeance par lequel les croyants s’engagent à obéir au sultan en contre partie de l’engagement de ce dernier à les défendre et à défendre le territoire national contre toute menace étrangère.
Cette formule politique explique probablement l’autonomie tribale et la défaillance de l’autorité du Makhzen qui étaient plus frappante dans Bled siba ou dans les régions périphériques (comme le Sahara et les montagnes du Rif et de l’Atlas) que dans les plaines et le centre du pays (Bled el Makhzen).
Il s’ensuit que, dans le contexte politique et sociologique marocain, les régions du Rif ou de l’Atlas ne sont pas plus marocaines que le Sahara occidental, puisque l’autorité du sultan et de makhzen s’y exerçait confusément dans l’histoire.
II. Décolonisation et construction du territoire national.
Au lendemain de l’indépendance, une des questions majeures que devaient résoudre les élites politiques nationales était la récupération des territoires encore colonisés par la France et l’Espagne. Cela, en l’absence de tout engagement ou garantie de la part du droit international ou de ces deux puissances ex-colonisatrices. Pire encore, ce problème aura des conséquences directes sur les rapports du Maroc avec son voisinage, étant donné qu’une partie de ses territoires était annexée, durant la période coloniale à l’Algérie ou aux territoires espagnols.
A. Le contentieux frontalier avec les puissances ex-colonisatrices.
En accordant l’indépendance au Maroc, la France et l’Espagne s’étaient solennellement engagées à respecter l’intégrité et l’unité des territoriales du royaume, conformément aux traités internationaux Or, la souveraineté du nouvel Etat ne s’étendait, effectivement, que sur une partie de ses territoires. Apparemment, la France et l’Espagne avaient une conception des territoires qui ne correspondait pas avec celle des dirigeants politiques marocains.
1. Le contentieux frontalier avec la France.
Le Maroc avait hérité de la colonisation française un territoire amputé et démembré en plusieurs zones. La France, tout en se déclarant prête à respecter son intégrité territoriale, gardait toujours de vastes territoires en Mauritanie et au Sahara dit français.
L’optimisme des dirigeants politiques, quant à la récupération de ces territoires par voie de négociations, sera très vite sévèrement affecté par l’évolution négative des événements en Afrique du Nord et par les prétentions hégémoniques françaises dans la région.
a. La question de la Mauritanie.
La prudence et le réalisme affichés par les élites politiques marocaines au sujet de la Mauritanie allaient être, dès 1958, substitués par une détermination pour sa récupération. Les responsables marocains ne pouvaient nullement rester indifférents face aux plans de la France qui visait à accorder à la Mauritanie une indépendance séparée. Déjà, le 2 avril 1956, le gouvernement français avait signifié à son homologue marocain son intention de créer une organisation commune des régions sahariennes « O.C.R.S. ». Et malgré les protestations et les réserves exprimées par le Maroc, à plusieurs reprises, ce projet entra en vigueur, le 11 janvier 1958 . Pire encore, la République Islamique de Mauritanie fût officiellement, proclamée, le 28 novembre 1958. Elle avait acquiert un statut de département d’outre-mer au sein de la république française . Cet Etat sera définitivement reconnu au niveau international, grâce au vote favorable pour son admission par l’assemblée générale des Nations Unies, le 27 octobre 1961 . Le soutien indéfectible de la France et des pays occidentaux avait déjà, depuis 1960, permis la consécration internationale de la Mauritanie.
La politique mauritanienne de la France était perceptible, dès 1957. Celle ci se basait sur l’argument classique selon lequel, la Mauritanie était historiquement un territoire sans maître , qui était pacifié par la France, dès 1934 . Et que, depuis, seule la France y exerçait effectivement et continuellement son autorité étatique . Etant ainsi, au regard des règles du droit international, le Maroc ne saurait faire prévaloir aucun droit aussi historique soit-il sur lesdits territoires .
A vrai dire, malgré le soutien des Etats d’Afrique et d’Asie, il était extrêmement difficile pour le gouvernement marocain de faire valoir ses revendications au sein des organisations internationales. Le vote d’admission de la Mauritanie au sein de l’O.N.U. montre clairement l’ampleur et le succès des arguments français. Soixante-huit pays, dont les principales puissances mondiales, avaient voté pour, alors que, seuls 13 pays, dont les pays arabes avaient voté contre et, plus de 20 pays s’étaient, simplement, abstenus de voter.
Dans ces conditions, le Droit international n’offrait que peu de chances au Maroc pour faire face aux manœuvres diplomatiques de la France dans la région. Pire encore, ce même droit servira à légitimer l’indépendance de la Mauritanie, en se référant au principe, désormais « sacro-saint » du Droit des peuples à l’autodétermination , qui sera évoqué chaque fois que les responsables marocains tenteront de contester l’ordre territorial colonial préétabli.
b. La question du Sahara « français ».
Au cours de la période coloniale, la France avait annexé à l’Algérie de vastes territoires marocains de sud. Son argument se basait sur le fait que ces territoires étaient « terra nullius » et sans maître. Lesdits territoires s’étendaient de Colomb Bechar, au sud-est de Figuig, jusqu’au sud de Adrar passant par Tindouf au sud-ouest . La France leur avait confié le statut de territoires sahariens appartenant au département français de la Soura. Ces territoires avaient une grande importance économique et stratégique pour elle. A travers la création de l’O.C.R.S., celle-ci envisageait l’exploitation des ressources naturelles de tout le Sahara . Dès 1957, le Maroc était invité à y participer, ce qui aurait probablement contribué à occulter le caractère colonialiste d’un tel projet aux yeux de l’opinion publique internationale.
Parallèlement, la France avait l’intention de faire du Sahara un champ pour ses expériences nucléaires si nécessaires au développement de sa puissance militaire. Dans ce cadre, elle procéda à l’explosion de sa première bombe atomique à Colomb Bechard, le 9 mars 1959. Elle l’avait fait suivre, le 13 février 1960, par une deuxième dans la région de Tenzrouf, puis par une troisième à Reggan, le 1er avril 1960, une quatrième, le 25 avril de la même année et une cinquième, le 28 décembre 1960. Ces expériences allaient, se poursuivre jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1963 .
L’argumentation française, selon laquelle le Sahara était considéré « terra nullius » et sans maître, sera également opposée à l’Algérie, lors des négociations d’Evian, en mai 1961. Car, la France voulait, faire du Sahara une entité politique séparée du Maroc et de l’Algérie afin de poursuivre ses projets militaires. Cependant, face à l’intransigeance du G.P.R.A. et du gouvernement marocain lors des négociations , celle-ci avait cédé ce territoire dans sa totalité à l’Algérie.
En soutenant les revendications algériennes sur le Sahara, le Maroc espérait régler les siennes par voie de négociations avec les dirigeants algériens, dès que l’indépendance leur a été accordée. Or l’avènement du nouvel Etat algérien n’avait pas résolu le problème. Au contraire le litige frontalier avait changé de nature, étant donné que la partie concernée, qui était la France à l’origine, s’en était retirée pour être substituer par l’Algérie, non moins intransigeante à ce sujet. La non résolution de ce litige aura incontestablement, un grand impact sur les rapports du Maroc avec le nouvel Etat.
2. Le contentieux frontalier avec l’Espagne.
Le contentieux territorial maroco-espagnol était aussi important que celui avec la France. La décolonisation du Maroc, suite à la déclaration d’indépendance Espano-marocaine, du 7 avril 1956, n’était que partiellement achevée. Des territoires encore sous l’occupation espagnole devaient être, en principe, rétrocédés ultérieurement au Maroc par voie de négociations bilatérales. Il s’agissait essentiellement des enclaves côtières en possession de l’Espagne et du Sahara occidental, dit Sahara espagnol.
a. La question des enclaves côtières en possession de l’Espagne.
L’Espagne ne possédait plus de six enclaves sur les côtes marocaines que le traité de l’indépendance n’avait pas mentionnées. Il s’agissait, en premier lieu, des présides dits majeurs, qui comportaient :
-Melilla, ville située au Nord est du Maroc, occupée en 1496.
-Ceuta, ville située au Nord-Ouest, occupée en 1578.
Et, en second lieu, des présides dits mineurs qui étaient :
– El Peñon de Velez de la Comera conquis, en 1508 et occupé définitivement en 1564
– El Peñon de Al Hoceima, formé de trois petits îlots, en face de la ville Al Hoceima, au Nord-Est du Maroc, occupé en 1673.
– Les îles Chaffarinas, constituées des petits îlots, occupés en 1847.
– L’établissement d’Ifni, qui est un territoire situé au sud-ouest, d’une superficie de 1750 Km², occupé effectivement par l’Espagne en 1934 .
L’Espagne considérait ces enclaves comme relevant exclusivement et définitivement de ses territoires. De ce fait, le droit à la décolonisation ne leur était pas applicable. De même, elle rejetait tout aspect colonial de sa présence sur lesdits territoires . Sa présence était justifiée par trois arguments principaux :
– Un argument historique, selon lequel : elle était historiquement légitimée par des siècles d’exercice effectif et continu de son autorité.
– Un argument humain, selon lequel : les habitants de ces enclaves étaient, majoritairement, espagnols. Nier donc leurs caractères espagnols, allait contre les vœux même de leurs habitants .
– Un argument juridique, selon lequel : ces territoires étaient cédés à l’Espagne par le consentement même des sultans du Maroc, conformément aux différents accords signés entre les deux pays.
L’Espagne évoquait, principalement, le traité de paix Maroco-espagnol de Tétouan, du 26 avril 1860, qui avait marqué, de façon définitive, les frontières des présides . Son article trois affirmait que la cession « en pleine possession et souveraineté de la ville de Ceuta par le sultan du Maroc à l’Espagne » , comme il en avait fixé les frontières. De même, son article cinq précisait définitivement les limites de la ville de Melilla, conformément à la convention, du 24 août 1859. Enfin, l’article huit précisait, au sujet d’Ifni que : « Sa Majesté marocaine s’engage à concéder à perpétuité à Sa Majesté catholique, sur la côte de l’océan […] le territoire suffisant pour la formation d’un établissement de pêche… » .
L’Espagne jugeait, ainsi, qu’aucun contentieux territorial ne l’opposait au Maroc. Seulement, ce dernier avait une autre interprétation des différents traités et conventions passés avec elle à ce sujet. Ceux-ci, bien qu’ils fussent officiellement reconnus par le gouvernement marocain, n’accordent aucun droit perpétuel sur ces territoires à l’Espagne, pour les raisons suivantes :
– La présence historique sur un territoire ne peut être un argument juridique international pour sa possession définitive, sinon l’Espagne n’aurait pas contesté la présence des anglais à Gibraltar qui date depuis 1704 .
– De plus, la présence humaine ne saurait être un argument valable aux yeux du droit international pour la possession d’un territoire, comme c’était le cas pour Gibraltar, dont la majorité des habitants étaient anglaise.
– Enfin, même s’ils sont reconnus comme authentiques, les titres juridiques possédés par l’Espagne étaient discutables, dans la mesure où celle ci les avait violées, à plusieurs reprises, en modifiant, de façon unilatérale, leurs situations d’origine.
L’Espagne était, dès 1959, disposée à ouvrir des négociations avec le Maroc au sujet d’Ifni et du Sahara, mais elle restait intransigeante au sujet des présides du Nord , d’autant plus que l’évolution de la situation politique régionale et internationale lui était largement plus favorable qu’au Maroc.
b. La question du Sahara occidental.
Le litige maroco-espagnol au sujet du Sahara, se déroulait parallèlement, au litige qui opposait le Maroc à la France. Il s’agissait, en fait, pour le Maroc, d’un seul territoire occupé par deux puissances coloniales : la France et l’Espagne. La présence espagnole dans le Sahara occidental datait de la fin du XIX ème siècle et était devenue officielle, à partir du 6 avril 1887, suite à un décret royal, plaçant lesdits territoires sous l’autorité espagnole .
Cependant, il faut signaler que l’occupation effective du Sahara ne s’était faite que vers 1916 . Il s’agissait en fait, d’un vaste territoire, de plus de 246000 km², situé au sud-ouest du Maroc, dont les habitants étaient essentiellement, nomades et ne dépassaient pas les 45000 .
L’argumentation espagnole au sujet du Sahara, s’apparentait beaucoup avec celle développée par la France au sujet de la Mauritanie et du Sahara annexé à l’Algérie. Celle ci se basait sur le caractère « terra nullius » du Sahara et sur le fait qu’il était sans maître. De ce fait, l’Espagne bénéficie du droit de découverte qui lui confère automatiquement le droit à sa possession perpétuelle .
Pour l’Espagne, le Maroc ne pouvait prétendre avoir des droits au Sahara, compte tenu que l’autorité des sultans marocains ne s’y était jamais exercée.
En réalité, l’attachement de l’Espagne à ces territoires était psychologique plus que réel. Il se justifiait par la politique du prestige colonial en Afrique suivie par le Général Franco. Le Sahara n’offrait à l’Espagne aucun profit économique tangible . Certes, des projets de valorisation des ressources naturelles du Sahara notamment, du phosphate, étaient projetés, mais, faute de moyens techniques et financiers, l’Espagne ne pouvait pas à elle seule les assumer. Il n’en demeure pas moins que, son intransigeance affichée au début, s’était, au fur et à mesure, remplacée par sa volonté de négociation avec le Maroc.
Grâce au marchandage politique, elle cherchait, à partir du 1957, à obtenir, une reconnaissance définitive de la part du Maroc du caractère espagnol des présides du Nord, qui serait assortie d’une garantie touchant son droit à la pêche sur les côtes marocaines. En contre partie, le Maroc allait retrouver la souveraineté sur Tarfaya, sidi Ifni et le Sahara .
En outre, malgré le décret des autorités militaires, du 10 janvier 1958, qui avait transformé ce territoire en province espagnole, la présence militaire espagnole dans la région s’était avérée plus formelle que réelle. Les actions de l’armée de libération avaient, dès novembre 1957, dévoilé sa faiblesse militaire dans la région. L’opération franco-espagnole, appelée Ecouvillon, du 10 février 1958, dont l’objectif était de chasser l’armée de libération nationale, avait constitué un tournant dans la politique espagnole au Sahara. Ainsi, le premier avril de la même année, suite à des négociations avec le Maroc, elle avait rétrocédé la région de Tarfaya. Cela était considéré comme un geste d’apaisement de sa part envers le Maroc . Quelques mois plus tard et, suite à la visite de président du cabinet A. Ibrahim à Madrid, en mars 1959, une commission bilatérale, chargée de chercher une solution à ce litige était formée.
Depuis, le problème du Sahara occidental n’avait jamais constitué un véritable obstacle pour l’établissement de bonnes relations entre les deux pays. A partir de 1962, il avait été soumis à un processus de négociation bilatérale complexe de longue durée.
Néanmoins, il faut préciser que, l’Espagne avait largement bénéficié du déroulement du litige Maroco-Français. L’avènement de nouveaux Etats dans la région tels que l’Algérie et la Mauritanie allait sensiblement fragiliser la position du Maroc dans les négociations engagées avec elle.
3. L’Algérie face aux revendications territoriales du Maroc.
Faute d’avoir été résolu au moment de la décolonisation, le contentieux frontalier qui opposait le Maroc aux ex-colonisateurs, s’était érigé en un contentieux avec l’Algérie et la Mauritanie, nouvellement indépendantes.
L’indépendance de ces Etats avait porté un grand préjudice aux revendications territoriales du Maroc et l’avait privé d’un de ses arguments essentiels notamment, celui du droit à la décolonisation. Désormais, l’adversaire était des Etats voisins, ayant subit, au même titre que lui, les avatars de la colonisation et qui, sur cette base, bénéficient d’un large soutien au niveau international.
Dès la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, le 3 juillet 1963, les dirigeants du F.L.N. avaient dû « mener une doctrine de frontières en bonne et dû forme… » avec les Etats voisins. En ce faisant, ils espéraient préserver le statu quo territorial colonial dont l’Algérie était le grand bénéficiaire. Dans ce cas, leur démarche était de nier toute existence d’un contentieux territorial avec le Maroc, en évoquant le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation.
Lors des négociations d’Evian entre l’Algérie et la France, en mai 1961, le gouvernement marocain avait inconditionnellement soutenu le droit du peuple algérien à l’autodétermination . Il avait clairement exprimé « …Son rejet de toute balkanisation de l’Algérie… » . En contrepartie, les dirigeants algériens avaient, à partir du 6 juillet de la même année, reconnu que : « …le problème territorial posé par la délimitation imposée arbitrairement par la France trouvera sa solution entre le gouvernement du Maroc et le gouvernement de l’Algérie indépendante » . Et que « …les accords qui pouvaient intervenir à la suite des négociations Franco-algériennes se sauraient être opposables au Maroc quant aux délimitations territoriales Algéro-marocains » .
Seulement, une fois l’indépendance acquise, les dirigeants algériens, pris dans une dynamique de lutte pour le pouvoir, avaient catégoriquement nié tout engagement de leur part envers le Maroc . Ils s’étaient retranchés, à partir de 1963, derrière le principe de l’intangibilité des frontières, désormais institutionnalisé par l’article 3 de la Charte de l’O.U.A. Ce dernier affirme sans équivoque : « le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriales de chaque Etat et du droit inaliénable à une existence indépendante » . Il faut, tout de même, noter que cet article avait fait l’objet des plus expresses réserves de la part du Maroc. Car, « …s’agissant de la réalisation et de la sauvegarde de l’intégrité territoriale du royaume du Maroc dans le cadre de ses frontières authentiques, […la] signature de la charte de l’O.U.A. ne saurait aucunement être interprétée comme une reconnaissance expresse ou implicite des faits accomplis jusqu’ici refusé comme tel par le Maroc, ni comme une renonciation à la poursuite de [ses] droits par les moyens légitimes à [sa] disposition » .
L’adhésion du Maroc à l’O.U.A. et sa signature de sa Charte constitutive, ne signifiaient, en aucun cas, sa reconnaissance du principe de l’intangibilité des frontières coloniales. Celle ci aurait impliqué sa renonciation, ipso facto, à toute revendication territoriale sur le Sahara. Vraisemblablement, l’institutionnalisation d’un tel principe par la Charte de l’O.U.A. «… répondait plus à un besoin de bon sens plutôt que de justice » . Son objectif était essentiellement d’épargner les Etats africains de sombrer dans des querelles territoriales postcoloniales qui seraient sans issue.
Notons à ce titre que, le gouvernement marocain avait une position, beaucoup moins intransigeante que celle du parti de l’Istiqlal vis-à-vis du contentieux avec l’Algérie. Ce dernier prônait l’idée que « …tout le sud de l’Algérie [était] marocain » . La position officielle était même plus souple que celle de l’opinion publique nationale, systématiquement, endoctrinée par le discours nationaliste.
Dans un tel contexte, il s’agissait, surtout, pour le gouvernement de ménager, à l’intérieur, l’irrédentisme du P.I. qui était désormais, à l’opposition et, à l’extérieur, de briser la quasi-unanimité des pays africains au sujet de l’intangibilité des frontières coloniales. Son objectif était de régler un tel contentieux par voie de négociation avec l’Algérie, de manière à satisfaire toutes les positions. Dans ce sens, aucune revendication spécifique de sa part n’était formulée à ce sujet .
Mieux encore, les revendications qui étaient formulées jusque là étaient exprimées en termes de demandes de dialogue, justifiées essentiellement par le fait « …qu’il existe entre le Maroc et l’Algérie un problème des frontières qui constitue une séquelle coloniale […celles-ci] ont été établie d’une manière artificielle ne tenant aucun compte des réalités historiques et faisant fi des traités conclus antérieurement » .
En revanche, il faut signaler, que si la thèse nationaliste du P.I., selon laquelle: tout le sud algérien était marocain, constituait le seuil maximum des revendications officielles, leur seuil minimum n’en été pas moins que la récupération de la région de Tindouf, considérée comme authentiquement marocaine.
L’intransigeance des dirigeants algériens et le ralliement du continent africain à la thèse de l’intangibilité des frontières coloniales avaient, inévitablement, contribué à la création des conditions favorables pour un affrontement militaire entre les deux pays, dès la fin de 1963.
III. La signification politique de l’intégrité territoriale.
Historiquement, la défense de l’intégrité des territoires marocains contre l’occupation étrangère constituait, pour les rois du Maroc, non seulement une obligation politique, mais aussi et surtout, en termes même de l’acte de la bay’a, une obligation religieuse et morale, étant donnée leur qualité de chefs spirituels de la communauté des croyants.
Ainsi, il n’est pas étonnant que tous les souverains marocains se sont montrés extrêmement soucieux de respecter et de faire respecter cet engagement quelques soient le prix et les circonstances politiques nationales, régionales et internationales.
A. Le Roi défenseur de l’intégrité territoriale.
Au-delà de sa signification politico-religieuse et symbolique, la monarchie marocaine était attribuée d’une fonction essentielle, celle de défendre les territoires nationaux contre toute menace étrangère.
L’expérience de la destitution du sultan Moulay Abdelaziz, le 7 juin 1908 et la bay’a conditionnelle de Moulay Abdelhafid , démontrent à quel point, les marocains étaient attachés à l’obligation de défendre les territoires de la oumma contre les étrangers. Le sultan, en sa qualité de commandeur des croyants, était tenu de ne faire aucune concession à ce sujet, sous peine d’être traité de « kafir ». Le sultan Abdelaziz n’était-il pas considéré par la population comme « le sultan qui a vendu son pays aux infidèles » .
En revanche, le roi Mohamed V était appelé « libérateur » ou le roi « moujahid », car aux yeux du peuple, il représentait un symbole de résistance contre le colonialisme. Alors que Hassan II était appelé le roi de la marche verte ou le roi bâtisseur, pour rappeler ses efforts de libération du Sahara et d’édification de l’Etat moderne au Maroc.
Dans cette perspective, il était évident que les élites politiques nationales notamment, celles du P.I., insistaient beaucoup sur la libération de l’ensemble des territoires marocains sous occupation étrangère. La propagande politique de Allal El Fassi mettait l’accent essentiellement, sur le devoir religieux et politique du roi et de son gouvernement de parachever l’indépendance du Maroc. Le P.I. ne ratait, à cet effet, aucune occasion pour rappeler au roi son devoir de récupérer les territoires marocains encore occupés. Allal El Fassi, tente même de rappeler au roi et aux masses que « … [la foie du Maroc] est le Sahara, [sa] culture et [sa] religion viennent du Sahara…sans lui l’islam n’aura pas été [sa] religion… » . Il va même plus loin lorsqu’il déclare devant les foules que : «…Au nom du peuple je déclare que nous serons des traîtres si nous laissons perdre un grain de ses sables…» .
Néanmoins, l’institution monarchique, allait dès 1958, récupérer le discours nationaliste du P.I. pour répondre aux attentes des masses, largement endoctrinées par la propagande nationaliste.
Il s’agissait de défendre les territoires marocains dans le cadre de l’Etat purement national du Maroc, bien que celui-ci fût inscrit dans un ensemble territorial plus large, qui est le territoire arabe et islamique.
Les rois du Maroc, De Mohamed V à ses successeurs Hassan II et Mohammed IV, étaient profondément conscients que, l’un des sujets le plus mobilisateur des masses était celui de la récupération du territoire national en mains des étrangers. Ce sujet fédérateur leur permettait de créer un climat de consensus politique nécessaire aussi bien à l’édification des assises de l’Etat moderne qu’à la légitimation de leurs propres orientations politiques internes et externes. La sacralité du territoire national éclipsait toute animosité ou divergence entre les acteurs politiques nationaux. La question de la récupération du Sahara occidental offre d’ailleurs une illustration pertinente de convergence stratégique entre les différents acteurs politiques dans la perspective de son intégration définitive dans le territoire national.
De plus, un examen rapide de la lexicologie politique du Roi Mohammed IV, montre l’importance du thème des frontières nationales dans le discours politique officiel. Entre juillet 2006 et Juillet 2007, Il avait 19 fois utilisé le terme « intégrité territoriale/ nationale », et 12 fois le terme « unité national/territoriale ». Un terme comme « souveraineté, nationale/ du royaume est cité plus de 16 fois . Le texte constitutionnel réserve à son tour une place de choix pour le terme intégrité territoriale. La nouvelle constitution de 1er juillet 2011, en fait six fois usage : dans le préambule, dans les articles 7, 8, 38, 42, et deux fois dans l’article 59.
Cela explique assurément l’importance du thème des frontières nationales dans l’imaginaire politique national, ainsi que dans les débats politiques internes et son rôle dans l’instauration d’un climat de convergence, voire même d’unanimité entre les différents acteurs politiques nationaux. Cela explique aussi pourquoi, la question de la récupération des territoires et des frontières nationales avait constitué une constante dans la vie et le comportement politique des élites du Maroc post-indépendant.
A. Le parachèvement de l’intégrité territoriale, un paramètre essentiel du nationalisme marocain contemporain.
Malgré les réserves affichées par les dirigeants nationaux envers tout engagement impulsif et non calculé dans la dynamique des revendications territoriales telles qu’elles étaient formulées par le P.I. Celles-ci avaient fini par s’imposer, dès 1958, comme paramètre essentiel de toute la vie politique nationale.
En fait, l’accrochement ontologique des élites politiques au thème des revendications territoriales sur le et Sahara occidental, en particulier, était une manière de contester l’injustice de l’ordre territorial colonial préétabli. Il émane surtout d’un sentiment profond d’injustice chez elles, selon lequel le Maroc avait subi un véritable démembrement de la part des puissances coloniales au Nord, à l’Ouest comme au sud . Ce sentiment d’injustice était déjà explicité par Hassan II, en juillet 1961, par ces termes : « …Nous aussi peuple marocain, non protestons contre le partage que nous subissons par le détachement de la Mauritanie, du Sahara, du Rio de Oro, de Ceuta et Melilla et d’Ifni… » . La question de récupération des territoires occupés était dès lors, progressivement devenue une question nationale sacrée que nul ne pouvait contredire sous peine d’être discrédité et taxé de traîtrise .
Dans ce même ordre, même les propos modérés du souverain Mohamed V et du prince héritier Moulay Al Hassan , en faveur de l’organisation d’un référendum en Mauritanie, étaient systématiquement critiqués par les dirigeants du P.I. Déjà en 1958, ces derniers, à travers les propos du zaïm Allal Al Fassi, au « Sahara Al Maghrib », répliquaient que : « ni le roi ni le peuple n’ont le pouvoir d’autoriser aucun des territoires marocains à opter pour une autre indépendance que l’indépendance du Maroc » .
A ce titre, les dirigeants politiques étaient souvent amenés, probablement par crainte de la surenchère nationaliste, à défendre leurs démarches diplomatiques et à montrer que celles-ci s’inscrivaient strictement dans le cadre de la défense et de la récupération des territoires nationaux. Ils étaient également amenés à justifier les divergences qui opposaient leur démarche à celle du P.I., par le fait qu’elles touchaient uniquement les méthodes adoptées pour atteindre les objectifs territoriaux et non le contenu . Mieux encore, même le gouvernement de A. Ibrahim était souvent forcé de prouver sa fidélité à la marocanité de la Mauritanie et du Sahara . En 1975, les dirigeants de l’U.S.F.P., comme ceux du PPS (ancien parti communiste) seront tenus d’exprimer clairement leurs positions à ce sujet pour repousser les accusations des élites politiques officielles, qui les qualifiaient de pions au services de régimes étrangères (Etats socialistes) hostiles à l’intégrité territoriale nationale.
Il faut signaler à ce sujet que l’ouverture politique, opérée par la monarchie, à partir de 1972, était faite essentiellement sur le fond de la question du la récupération du Sahara occidental. L’appel a la marche verte le 6 novembre 1975, avait ainsi définitivement scellé la réconciliation entre la monarchie et les partis du Mouvement national et avait, par là même, enclenché le processus du retour vers une vision plus cohésive de la patrie et de la nation marocaines .
En fait, sur cette base, l’institution monarchique, les partis politiques et les syndicats issus du mouvement national (PI, USFP, PPS, MP, UMP, et CDT) s’étaient accordés pour instaurer ce qu’on avait appelé alors le processus démocratique et l’unanimité nationale. Autrement dit, les élites politiques nationales s’étaient engagées à soutenir la monarchie dans ses efforts pour la récupération du Sahara, en contre partie d’une plus grande marge de liberté et de participation politique, laquelle n’a cessée de s’élargir au point de déboucher, vers la fin des années quatre-vingt-dix du siècle dernier, sur l’édification d’un Etat démocratique au sens propre du terme.
D’ailleurs, le pacte politique entre la monarchie et les élites politiques nationales avait permis, non seulement la survie et la pérennité du régime politique et de tout le système politique makhzenien, mais aussi de le moderniser et de le libéraliser continuellement.
L’intronisation de Mohammed IV en 1999 était une manifestation concrète de la persistance du pacte de stabilité politique entre la monarchie et les élites politiques nationales, puisque l’unanimité autour de l’intégrité territoriale reste l’élément clef pour l’intégration des différents acteurs politiques abstraction faite de leur idéologie.
De ce qui précède, on peut déduire que la représentation nationaliste des frontières nationales avait largement conditionné le comportement des élites politiques marocaines au point de les entraîner dans une dynamique revendicative inconfortable sur le plan internationale.
Les revendications territoriales nationales avaient impliqué le Maroc dans des alliances dont il était idéologiquement distant, comme ce fut le cas, en janvier 1961, avec l’établissement du groupe de Casablanca ou avec son ouverture sur les pays socialistes qui avaient soutenu ses revendications nationales. Tandis que, l’hostilité feutrée mais toujours persistante des pays occidentaux avait sérieusement handicapé le processus de son intégration au camp occidental, ainsi que ses efforts de modernisation économique et sociale. Rappelons que même les alliés classiques du Maroc éprouvent habituellement une grande difficulté pour adopter l’argumentation marocaine au sujet des frontières, puisque la notion de la bay’a demeure difficilement opposable en droit international pour justifier l’exercice effective de sa souveraineté sur elles. Cela d’autant plus que d’un point de vue politico juridique, l’adoption du principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation obéit plus à des considérations de sagesse et de pragmatisme politique qu’aux considérations d’équité et de justice interétatique.
Conclusion
Il faut signaler aussi, que l’omniprésence de la vision nationaliste des frontières, avait empêché les dirigeants politiques de formuler clairement les limites des frontières nationales, dans la mesure où, la conception nationaliste du territoire était foncièrement basée sur la conception socioreligieuse classique de la « oumma » et non sur les critères politico-géographiques modernes de l’Etat-nation . Une telle conception du territoire était ou peu ou pas convaincante aux regards du droit international et de l’O.N.U.
Il est d’ailleurs peu probable que cette perception change, puisque les considérations d’ordres politique internes (intégration des élites politiques ; légitimation du discours politique des acteurs, libéralisation du système politique…) l’emportent souvent sur d’autre considérations, à moins que l’institution monarchique use de sa propre légitimité pour imposer une nouvelle vision du problème.
Toutefois, il semble que le roi Mohammed IV est entrain d’effectuer une redéfinition dans ladite vision en adoptant une perception politique plus moderne et pragmatique à l’égard de la question du Sahara occidental et en amenant les élites politiques à accepter l’idée d’une autonomie politique négociée dans la région qui ouvrera le chemin vers la solution finale pour le conflit.
Certes, le contenu effectif et l’étendu de cette autonomie restent encore vagues, puisqu’elle est d’bord une proposition qui devrait amorcer un long processus politique de négociations et de marchandage avec le l’Algérie et le front Polisario.
Excepté la position négative du parti Anahj Démocratique, qui est un petit parti d’extrême gauche, il est certain, que l’unanimité des acteurs politiques autour des frontières nationales restera stable. Mais il faut reconnaitre que les représentations politiques commencent à évoluer vers une plus grande modernité et diversité, notamment en ce qui concerne l’étendu et la nature de l’autonomie envisagée, non seulement, pour la région du Sahara occidental, mais aussi pour d’autres régions du royaume ayant une spécificité culturelle ou géographique comme la région du Rif. Il est clair que le Maroc est entrain de vivre une révolution dans les représentations politiques du territoire et des frontières. Désormais, l’Etat au Maroc vit une transition du de l’Etat unitaire simple, ou l’unité du territoire, du pouvoir, et du peuple était la règle, vers un Etat régionalisé, certes toujours unitaire, mais plus complexe et reconnaissant de la diversité politique, territoriale et culturelle.
C’est dire que le débat actuel sur l’avenir du Sahara est aussi un débat sur l’avenir du processus de modernisation politique et démocratisation au Maroc.
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