Appréhender le moment électoral dans les provinces du sud conduit inévitablement à interroger le système et les conditions sociopolitiques qui déterminent le déroulement de l’opération électorale. La campagne électorale est imprégnée de la réalité des compétitions, des rapports de force et de domination au sein de l’univers social de ces régions. Entendons par là que la manière du faire campagne dans ces territoires ne tend pas à autonomiser l’activité politique dans la mesure où elle ne dégage pas les candidats des multiples liens qui les définissent socialement et culturellement.
La mobilisation électorale dans les centres urbains comme dans les zones rurales du sud est un construit travaillé en permanence par des valeurs et symboles qui prêtent sens aux relations entre candidats et électeurs autant qu’elle est une manifestation d’attachement à la « personnalité » des candidats. Il s’ensuit que l’enjeu électoral transforme les provinces du sud en espace de concurrence traversé par des logiques « notabilaires » de domination politique et des mécanismes de délégation qui sont censés lier représentants et représentés. La focalisation sur l’espace électoral, qui incorpore les différentes dynamiques politico-électorales, permet de mieux souligner la réappropriation de cet espace par des notables tribaux et électoraux. Elle restitue également le jeu d’échelle dans la compétition pour l’accès aux ressources et aux positions de pouvoir.
En revanche, l’analyse et l’interprétation des résultats des législatives de 2016 dans les trois régions du Sud ( Laâyoune-Sakia el Hamra, Guelmim-Oued Noun et Dakhla-Oued Ed-Dahab) donnent à voir et à lire d’autres facettes des réalités territoriales permettant ainsi de croiser les données et d’enrichir le référentiel de lecture et de présentation des contenus.
- Métamorphose urbaine et équation démographique
La population des Provinces du Sud totalise 944470 habitants. Les deux régions Laâyoune-Sakia El Hamra (LSH) et Dakhla-Oued Ed-Dahab (DOD) abritent 510 713 habitants et représentent 54 % de la population du Sud.
La population des régions LSH et DOD est en majorité urbaine. Cinq villes (Laâyoune, Smara, Boujdour et Oued Dahab) totalisent quelque 441 612 habitants, soit 87 % de la population de ces régions et provinces sahariennes. La ville de Laâyoune concentre, à elle seule, 69 % de la population urbaine régionale estimée à 343362 habitants. Alors que sur la région de Dakhla Oued Dahab, la ville de Dakhla concentre la totalité de la population urbaine eu égard au statut urbain flou de la province d’Aousserd qui demeure à forte composante rurale.La métamorphose urbaine qui singularise aujourd’hui les provinces sahariennes entraîne de grandes mutations dans la morphologie des villes et induit progressivement des transitions dans la structure sociale traditionnelle avec des dynamiques de sociabilité peu étudiées à nos jours.
La nouvelle équation démographique secoue impérativement les rouages de la scène politique locale et impacte les mécanismes classiques de la reproduction des élites tribales et amène un changement progressif dans les hiérarchies héritées et maintenues depuis des décennies. De surcroît, la dynamique des populations ne facilite pas la tâche pour les notables tribaux et électoraux, car ces derniers n’ont d’existence politique que s’ils disposent du soutien des populations[2]. Ceci explique en grande partie pourquoi la communauté territoriale avec le poids imposant des « non Sahraouis », est en voie de devenir un des enjeux majeurs inhérents au déroulement de l’opération électorale dans le contexte local et régional imprégné d’identitaire sahraoui.
L’analyse sociologique des villes du sud présente un terrain de travail tout à fait utile parce que l’urbanisation renvoie à la description de la nature des liens qui existent entre implantation des populations et découpage électoral. A cet égard, l’espace urbain n’est pas un schéma neutre, indifférencié[3], mais un espace représentant un intérêt politico-électorale pour les candidats.
La société urbanisée qui s’est créée en quatre décennies, n’est pas encore structurée dans un système social de type urbain cohérent. Les traits généraux de l’urbanité sont certes présentes et observables (infrastructures urbaines, attributs d’un mode de vie de type urbain, modes de consommation standardisés…) mais l’urbanité saharienne est encore en transition. Cette société est structurée autour et par une constellation de réseaux visibles (comme les associations à affinités tribales ou politiques) et invisibles (groupements informels entre personnes et familles).
Ainsi, la géographie urbaine de Laâyoune, le plus grand centre urbain, tend à se structurer selon les grandes divisions socio démographiques, quartiers sahraouis, dakhiliet anciens du camp Al Wahda. Mais il ne fait pas de doute que des dynamiques nouvelles font naître une société urbaine d’un type nouveau. La sociabilité en gestation n’est pas portée par les générations d’âge mûr, qui s’affirment dans les oppositions de leurs origines.
- La particularité des « manières » du faire campagne électorale
Il importe de souligner que l’importance des migrations dans la configuration démographique des provinces sahariennes remet en question les problèmes de représentativité tribale. La permanence de la tribu et la composition des élites tribales dans ces territoires se posent ainsi de manière inévitable. Le « nasab »ou l’affiliation tribale constitue avant tout un référent politique et statutaire légitimant les solidarités et expliquant des conflits. Dans un contexte de compétition électorale, ce référent identitaire oriente les choix en fonction de nouveaux objectifs politiques. Le moment électoral stimule une espèce de conscience collective qui reproduit le système tribal dans ses multiples facettes. En d’autres termes, la mobilisation ethnique s’avère particulièrement fonctionnelle, parce que l’ethnicité fait sens, qu’elle est légitime et qu’elle est facilement manipulable par les individus et les groupes engagés dans cette compétition. Ce qui explique pourquoi le tribalisme représente pour les notables tribaux et électoraux le mode d’allégeance et de solidarité culturellement le plus ancré pour affirmer leur prétention à la représentation[4].
Depuis le début du processus électoral dans les provinces du Sud, la mobilisation des proximités et des distances tribales dans les enjeux politiques reste une constante de la culture politique des acteurs locaux. Avec l’évolution progressive induite par la démocratisation de la société et des changements majeurs dans les discours civils, l’évocation directe des alliances ethniques est de plus en plus bannie dans les campagnes électorales pluralistes. Même si dans les coulisses, on fait appel à ces proximités, le discours politiques des protagonistes s’apparente au débat public autour des thématiques du développement régional. Durant la campagne électorale, l’intérêt des questions locales et régionales s’est fait sentir dans les programmes de nombreux candidats[5]. En témoigne par exemple la stratégie électorale des candidats aux élections législatives de 2016 dans la ville de Guelmim où la référence à ces questions a emprunté à plusieurs registres de représentation et de légitimation qui ont servi de support à la mobilisation électorale tout comme la manière de mener la campagne.
En fait, la nécessité pour les candidats de jouer sur une «symétrie de légitimité»[6]et de préférer le contact direct avec les électeurs a agi sur les mobilisations électorales. A travers leur travail de proximité, les candidats ont mobilisé un ensemble de signes et de symboles qui les confortent dans l’image qu’ils veulent donner d’eux-mêmes. La réussite de leur campagne a tenu aux usages politiques de la proximité. En réduisant les différences de statut entre les élus et les électeurs, le candidat apparaît comme un habitant parmi les autres. Il se fait plus proche, plus humble de sorte que le rapport de dépendance est inversé, dans le sens que l’électeur devient souverain du moment de campagne. Dans le cas du Parti d’Istiqlal, le candidat Hamdi Ould Errachid a mené une campagne de proximité par le biais de moyens qui s’apparentent plus à des élections locales comme le porte-à-porte. Lors des élections législatives de 2016 à Laâyoune, la rhétorique de propagande s’est articulée donc souvent autour de la proximité et de l’action politique locale instituée.
Cependant, dans les provinces du Sud, et comme l’a déjà observé Victoria Verguilla, les solidarités tribales continuent de peser lourdement sur le déroulement de la campagne électorale en raison du fait que la variable communautaire fait plus de sens que la variable partisane[7]. L’exploitation politique de solidarités ethniques est une stratégie importante sur laquelle s’appuient des candidats en compétition électorale. Si dans les villes du nord, les candidats se prévalent souvent de leur appartenance au quartier pour revendiquer le rôle de représentant, dans les provinces du sud, la référence à la tribu conditionne les mobilisations électorales et s’affirme comme un moyen, pour les candidats, d’accéder aux « chances de puissance »[8].
- Lecture dans les résultats électoraux
La logique du découpage électoral qui accorde un minimum de deux députés par province continue à donner une image déséquilibrée entre le poids démographique et la représentativité parlementaire. Les provinces du Sud sont toujours à la tête des territoires surreprésentés notamment les préfectures à faible effectif démographique. Des provinces comme Aousserd, Tarfaya, Tan Tan et même Assa-Zag illustrent parfaitement cette réalité voulue comme étant la manifestation d’une forme d’équité territoriale nationale. Par ailleurs, ces écarts se traduisent également à l’échelle même de ces provinces. A Guelmim, à titre d’exemple, il faut compter 57296 inscrits par député et à Laâyoune, on est à 43303 inscrits par député, et 4358 inscrits par député à Aousserd. Un tel décalage se manifeste sensiblement dans les résultats. Ainsi, les deux députés d’Aousserd n’ont eu respectivement que 1997 et 1986 voix, ceux de Tarfaya, 2644 et 2299 voix. A Laâyoune, le premier député a eu 26827 voix.
Le scrutin législatif du 06 octobre 2016 a donné lieu à une évolution complexe et très déterminée par la spécificité du contexte électoral « sahraoui », c’est-à-dire la persistance de la domination notabilaire. C’est essentiellement par rapport à cette spécificité qu’il faut analyser les résultats du scrutin législatif du 06 octobre 2016.
Ces résultats sont révélateurs de l’état d’un «marché de vote»[9] qui a évolué vers une participation politique ayant une valeur instrumentale. En outre, la lecture des résultats électoraux démontre le reclassement des forces politiques qui s’est effectué avec une compétition électorale opposant plutôt des notables tribaux et électoraux que des partis politiques.
- La montée du Parti d’Authenticité et de modernité et la percée électorale du Parti de la Justice et du Développement
A l’échelle nationale, le Parti d’Authenticité et de Modernité(PAM) est le parti qui connaît la plus forte progression de 2011 à 2016 passant du quatrième parti du Maroc au deuxième. Cela s’explique par sa forte capacité à mobiliser des électeurs lors des élections locales de 2015 et à attirer des élus transhumants en 2016. En effet, le PAM était en 2009, le premier parti territorial du Maroc avec 21,15% des suffrages et 6015 sièges. En 2015, il arrive à conserver cette position en disposant de 6662 sièges même s’il arrive deuxième en nombre de suffrages derrière le PJD avec seulement 18% des suffrages.[10]
Au niveau des provinces, les résultats de 2016 montrent une montée en puissance du PAM qui est devenu la première puissance politique dans le Sud. Le parti a pu récolter 56541 voix sur l’ensemble des provinces du Sud avec un très bon score dans la région de LaâyouneSakia el Hamra (21572 voix). Entre 2011 et 2016, ce parti a sensiblement amélioré ces scores dans l’ensemble des provinces à l’exception de Guelmim et Oued Ed-Dahab.
L’Istiqlal connaît, au niveau national, un effondrement de 41% de son électorat perdant 434 543 suffrages entre 2015 et 2016.
Ce constata de dégradation manifeste du parti de l’Istiqlal (PI) est valable pour le Sud. Le parti a vu son emprise territoriale se rétrécir au profit du PAM. La province de Laâyoune est en effet un baromètre réel de cette compétition eu égard au fait que les prouesses du PI tenaient à la figure du leadership de son coordinateur régional, HamdiOuldErrachid. Par ailleurs, la cooptation de Mohamed Salem El Joumani, ancien concurrent potentiel de Hamdi, OuldErrachid, et figure emblématique du Mouvement Populaire à Laâyoune, a contribué largement à engendrer ces résultats. Même si le PI est arrivé en tête des résultats provinciaux, les chiffres de Laâyoune ville dénotent déjà un début sérieux de discrédit de la figure notabiliaire du maire (PAM : 19600 voix contre 19100 voix pour le PI). Sur le reste des provinces, le PI n’a pas pu améliorer et conserver ses fiefs électoraux qui ont pesé directement sur le classement final du parti dans les législatives de 2011.
Le Parti de la Justice et du Développement(PJD) connaît, sur le plan national, une forte progression de son électorat de 2011 à 2016. C’est l’un des rares partis à conserver un électorat mobilisé entre les élections régionales de 2015 et les élections nationales de 2016 avec une baisse de moins de 3% des suffrages. En 2015, le parti assoit son ancrage local en passant de 5,5% des suffrages en 2009 à 21% en 2015.Le PJD continue sa lancée électoraledans les provinces du Sud en grignotant plus d’espace et en se situant parfois en bonne position par rapport en nombre de voix, comme le cas de Guelmim. Il est certain que le parti islamiste conserve un électorat fidèle avec un noyau dur qui augmente avec la mobilisation des mécontents et avec le passage au gouvernement[11]. Il n’est pas certain que les résultats du PJD sont dus à un taux d’abstention provinciale ou l’inverse. Chaque schéma territorial donne une explication différente qui rend l’analyse par effet assez difficile à adopter.
Il faut aussi souligner les fortes progressions dans les provinces du Sud peu peuplées (Oued Ed-Dahab, Tarfaya, Es-Semara et Boujdour) où le PJD est très peu présent dans les collectivités locales mais en revanche à même de mobiliser un électorat pour les législatives. A contrario, il perd des suffrages dans les provinces plus rurales comme Tata dont le parti tient pourtant le chef-lieu et voit son score baisser de 13 points.[12]
- Le taux de participation : au-delà des chiffres
Rien que sur la région de LSH, 80273 personnes n’ont pas voté. Sur la région de de Geulmim Oued Noun(GON), ce chiffre atteint 137841 personnes alors que sur DOD, on enregistre un chiffre de 26223 personnes.
Sur les trois régions, le nombre des personnes qui n’ont pas voté est de 244337 personnes. Ceci donne un nombre d’individus qui dépasse largement la population entière de la province de Laâyoune (238096 habitants). Rapporté au nombre des inscrits dans les trois régions (521239 personnes), on est à 46,88%. Par ailleurs, ce chiffre reste très faible comparé au taux d’abstention au niveau national qui a atteint en 2016 un niveau de 57,71%.
Ce phénomène d’abstention touche particulièrement la région de Guelmim Oued Noun avec des pics sur Guelmim et Sidi Ifni. Les abstentionnistes, sont dans leur majorité des jeunes qui ne sont pas convaincus de l’utilité du vote censé à la fois conférer un surcroît d’autorité légitime à ceux qui exercent le pouvoir, et réactiver chez les gouvernés, le sens de leur appartenance au grand groupe grâce à un exercice collectif d’une prérogative partagée. Tous ceux qui ont dit oui à l’abstention sont autant de voix perdues pour les partis, voix qui constituent la plus grande force d’opinion dans la nouvelle géographie politico-électorales des provinces du sud. Leur abstention est un acte politique qui doit être pris en considération. Car ceux qui n’ont pas voté ont des motivations que l’on serait fondé de prendre au sérieux[13].
L’offre politique locale et le traumatisme territorial pourraient expliquer ces refus de participation de la part des citoyens. La province de OuedEd-Dahab n’a pas été en reste pour ces dernières législatives et le chiffre (50,41% de taux d’abstention) explique certainement le résultat de la députée du PJD.En effet, les provinces du Sud continuent à afficher des scores très élevés en matière de participation électorale traduisant ainsi la teneur politique et l’intérêt accordé par la population à ce moment fort de la scène politique dans les territoires.
Toutefois, si on ramène les résultats à un examen comparatif depuis 2002, on remarque que seule la province de Laâyoune avec ses 57,21%, a continué, encore une fois, à améliorer ses chiffres et offrir ce modèle de la capitale saharienne branchée aux élections. Il est certain que la province d’Aousserd se démarque aussi par ses taux souvent très élevés en matière d’engouement aux élections. Avec un taux de 76,71%, la province a dépassé les scores de 2007 et 2011 mais n’a pas atteint les niveaux enregistrés en 2002.
Tarfaya reste également dans des niveaux très supérieurs avec 75,94% avec un léger recul par rapport à ses premières élections législatives en 2011. Cette tendance à la baisse est valable pour le reste des provinces comme le démontre bien le graphe afférent aux taux de participation.
Sur les dix provinces, seules Oued Ed-Dahab et Guelmim ont chacune une députée. La domination masculine constitue la règle dans les résultats du scrutin. Sur 21 parlementaires, on ne compte ainsi que deux femmes (9,52%). La question de la parité est encore absente chez les partis politiques et seul le PJD et le Rassemblement National des Indépendants (RNI) semblent s’aventurer à présenter des femmes en tête de liste sachant que la députée de Guelmim Mbarka Bouaida est issue de la même famille qui représente, depuis toujours, le parti dans la région.
La tranche d’âge plus de 55 ans domine encore avec huit (8) dont six (06) sur la seule région de Laâyoune Sakia el Hamra, ce qui tranche nettement avec la moyenne nationale pour cette catégorie qui n’atteint que 19%. Si la tranche d’âge 35-45 ans se positionne avec le même poids de huit députés, elle annonce déjà un rajeunissement de la classe politique sans pour autant remettre en question la tendance vers le maintien de la notabilisation de la filière. Il est important de signaler que cette tranche d’âge domine dans les provinces avec des députés femmes (Oued Dahab et Guelmim). Trois députés sur quatre de la région Dakhla Oued Ed-Dahab ont un âge entre 35 et 45 ans ce qui traduit nettement la grande transition démographique que connaît cette région. Les moins de 35 ans ne sont pas bien représentés avec un seul élu à Assa qui lui-même appartient à une grande famille dont les ramifications électorales et claniques ont rendu possible ce choix.
Les élus ayant un niveau secondaire constituent la majorité avec 13 députés, soit 61,91% sur l’ensemble des trois régions. Ce poids se manifeste en particulier sur la région de Laâyoune Sakia el Hamra avec six députés se calquant justement sur la tranche d’âge de 55 ans et plus. Par ailleurs, la moitié des députés de la région de Guelmim Oued Noun ont un niveau supérieur. Le décalage d’âge est aussi une affaire de diplômes.
- Election et notabilisme : quelle soutenabilité politique ?
La politisation du notabilisme dans les provinces sahariennes a fait de la scène électorale un moment fondateur dans la cooptation, dans la (ré)allocation des ressources mais également dans la (re)production des élites tribales.
Le notable tribal et électoral est d’abord un individu, un tribesmen, dont la proximité et le clientélisme permet, dans une société touchée par l’économie du marché, l’accès aux ressources administratives, rend possible l’obtention d’une aide sociale (cartia) et ouvre les portes de l’assistanat publique. La valorisation identitaire de la députation est souvent tributaire de la satisfaction clanique vis-à-vis des ressources de l’Etat et des filets sociaux. Cette configuration politique est assez complexe car elle produit des rapports clientélaires qui définissent un système de gestion publique moins transparent.
L’espace contestataire, quant à lui, s’empare de ses dérives et mobilise un électorat très perméable à ce discours. La dégradation des conditions de vie de la population est imputée, selon cette nouvelle vague de contestation, à l’hégémonie et à la rapacité des notables et à leurs réseaux clientélaires. Ce qui explique en grande partie pourquoi le temps électoral est le temps privilégié dans l’activation de ces réseaux clientéliares qui constituent et entretiennent des groupes d’obligés (clientèles) ou de protégés. Cela veut dire également que les notables électoraux sont assimilables à des « entrepreneurs politiques »[14] qui tirent bénéfices d’une loyauté et qui leur assignent le « sens unitaire » pour justifier souvent leur propre prétention à « représenter »[15] .
Par ailleurs, le déficit progressif de l’appareil étatique se traduit par le transfert vers le local d’une grande partie des charges de l’Etat. Ces opportunités de délégations transforment radicalement les rapports structurels entre le centre et les territoires régionaux. Ces orientations stratégiques de la réforme territoriale contribuent ainsi à désorienter les figures traditionnelles de la notabilité saharienne tout en ouvrant des brèches pour faire émerger une nouvelle catégorie du personnel politique local. La figure du leadership politique connaît alors une phase transitoire perceptible dans le rapport avec le centre et le lien aux ressources publiques.Le clientélisme électoral est étroitement lié ici avec le clientélisme politique qui est réellement le pilier principal de ce système notabilaire. Il apparaît très nettement à travers l’appui et les faveurs du pouvoir dont ont bénéficié les notables tribaux et électoraux, dans les comportements politiques et économiques qui procèdent de normes néo-patrimoniales[16]
Il suffit pour s’en rendre compte de constater la permanence dans le contexte électoral sahraoui de formes de domination notabiliaire qui, pour se légitimer, s’appuient essentiellement sur l’utilisation pragmatique de ressources publiques et des stratégies d’auto-imputation génératrices de soutiens électoraux.
Or, le principal constat qui se dégage des législatives dans les provinces du Sud est celui de la stabilité du personnel politique issu des élections. La longévité électorale semble dominer en amenant les mêmes personnages sinon des élus issus du même clan familial et lignager.
Les partis qui dominaient traditionnellement la scène politiques ne favorisent plus l’émergence de figures politiques nouvelles capables d’absorber la soif du renouveau au sein de l’offre électorale. Seul le Parti de la Justice et du Développement semble pouvoir surfer sur ce blocage et se présenter devant les électeurs comme étant une source des alternatives fiables pour promouvoir une nouvelle modalité de la conduite des politiques publiques. Présentant des profils jeunes, le PJD tire un grand profit de ce mécontentement social. Le vote punitif contre les notables constitue un levier fondamental des résultats obtenus par les élus du parti islamiste. Les nouveaux visages appartiennent justement au parti islamiste.
L’interférence entre la filière élective et la sphère bureaucratique a favorisé la promotion de lignées et d’individus appartenant souvent aux mêmes familles et aux mêmes clans. Cette forme institutionnalisée du notabilisme politique est lié à la consolidation ou à l’émergence d’un notabilisme tribal et en même temps électoral fondé sur une relation directe entre l’État et les tribus. Ce qui transforme la concurrence électorale dans les provinces du sud en jeu de la représentation ethnique.
Plus de deux tiers des élus des provinces du Sud sont soit réélus au parlement, sinon faisant partie déjà de la catégorie électorale territoriale. Le cumul de mandats est le revers moins brillant de cette longévité électorale et cette stagnation dans le renouveau. La région de Guelmim Oued Noun arrive en tête avec cinq députés ayant déjà le statut de président de municipalité (3 députés) ou de conseil provincial (2 députés). Sur la région de Laâyoune Sakia el Hamra, quatre députés sont en cumul de mandat, soit deux présidents de municipalités, un président de commune rurale et un président de conseil provincial.
L’ « ethnicisation » de la classe politique a pour corolaire l’absence totale des éléments non sahraouis de la sphère élective. Eu égard aux enjeux de l’affaire du Sahara et son inscription dans un processus identitaire très complexe, cette source de légitimation de l’accès à la filière des élus obéit à des logique politico-institutionnelles très routinisées avec une intervention forte de l’appareil de l’Etat et d’un compromis avec les partis politiques. Ceci contribue fortement à la notabilisation de la figure de l’élu et au blocage dans le processus du renouvellement intergénérationnel. L’observation de la campagne électorale dans les provinces du Sud montre que le prestige personnel des notables électoraux et leur aptitude à créer des liens affectifs avec les électeurs constituent un aspect essentiel de son emprise sur la circonscription électorale. Il est alors nécessaire de considérer le facteur de notabilité qui a, d’une manière générale, des incidences mesurables sur les pratiques d’exercice du pouvoir et de participation politique.
Il en résulte que les partis sont instrumentalisés par les notables électoraux pour légitimer leur puissance tutélaire à travers leur rôle sociopolitique. Cette question s’inscrit dans une perspective plus large qui tient compte de la réalité empirique de la notabilisation des partis politiques dans les provinces du sud. Le jeu politico-électoral qui caractérise les configurations locales laisse en effet place à des personnes politiques dont la description correspond souvent à la figure du « big man », c’est-à-dire un personnageinfluent principalement grâce au recours systématique au clientélisme. Mais le « big man » sahraoui semble bien loin du « notable » européen, au contraire il est plus proche du « big man » africain qui puise son pouvoir dans sa capacité à contrôler et à utiliser les structures et les ressources publique[17]. Ce qui explique ici pourquoi les provinces du Sud connaissent des notables basés sur des partis politiques.
Conclusion
Ce travail a pour ambition de fournir une relecture multiscalaire de l’opération électorale dans les provinces du sud, car l’action politique et le comportement électoral s’inscrivent dans un cadre socio-culturel acquis dont les codes et les valeurs définissent le champ du possible. Ainsi, la domination politco-électorale repose sur des ressources « endogènes » qui ne prennent sens que par rapport à la particularité socioculturelle de l’espace local et régional.
L’usage de ces ressources, quiest lié à une domination notabilaire sur le champ politique, est structuré par l’ensemble d’attributions implicitement définies et réservées à une catégorie d’entrepreneurs politiques. La spécificité de l’enjeu électoral dans les villes du sud est marquée par une machine électorale etproprement notabilaire qui éclaire les mécanismes de conquête des positions de pouvoir politique, ainsi que les ressources sur lesquelles les prétendants de ces positions prennent appui. Il n’est pas alors douteux que le développement de cette machine est redevable à ses capacités de contrôler l’espace politico-électoral par le biais d’un entrecroisement stratégique entre tribalisme et clientélisme politique.
Il importe de remarquer que l’enjeu électoral dans les provinces du sud montre que le local n’est par la branche passive du pouvoir central. Au contraire, il est dynamique et structuré par une compétition politico-électorale qui connaît des évolutions sous le poids de la transition urbaine et démographique. Le rapport entre le monde urbain et les pouvoirs des notables tribaux/électoraux constitue désormais un trait caractéristique de l’évolution de la dynamique politique et sociale dans les provinces du sud. Ce qui explique pourquoi la prise en considération de ces éléments analytiques donne sens à nos explications concernant l’appréhension de la spécificité de la compétition électorales dans les régions du sud.
En effet, l’intérêt d’une approche à plusieurs entrées consiste à montrer que la recomposition de la configuration politique locale devrait être liée avec les dynamiques transversales engendrées par le temps électoral. En d’autres termes, ce dernier n’est pas un moment tranquille pour les structures tribales et sociales car il a transformé les provinces du sud en « lieu » de compétition pour le pouvoir.
[1] Ahmed Joumani, Conseil national des droits de l’Homme
Hassan Zouaoui, Enseignant/ chercheur en sciences politiques, FSJES/Université Ibn Zohr Agadir.
[2] Jean-Philippe Bras, « A la recherche des élites locales », in Etat, espace et pouvoir local. Réflexions sur le Maroc et les pays en développement, sous la direction de Ali Sedjari, 1991, Rabat, Editions Guessous, pp. 137-147.
[3] Michèle Grosjean, Jean-Paul Thibaud, « introduction », in L’espace urbain en méthodes, sous la direction de Michèle Grosjean et Jean-Paul Thibaud, Marseille, Editions Parenthèses, 2008, pp. 5-10.
[4]Mohammed Hachemaoui, « Y- a-t-il des tribus dans les urnes ? Sociologie d’une énigme électorale (Algérie) », Cahiers d’Etudes Africaines, n° 205/205, pp. 103-163.
[5]On s’en tient ici à la proposition de Frédéric Sawicki affirmant que « les politiques publiques, la politique, les hommes politiques et l’espace politique devraient aujourd’hui constituer un “programme fort” pour la science politique, à condition de préciser que cette étude simultanée ne doit pas être conçue comme une fin en soi, mais comme une façon de répondre à des questions que le découpage habituel des objets amène à occulter ou à marginaliser telles que : quel est le rôle des hommes politiques dans la production des politiques publiques (locales)? Comment ces derniers articulent-ils les différents rôles qu’ils sont contraints d’endosser? Quelle place occupe l’utilisation des ressources publiques dans les stratégies de consolidation électorale ? À quels domaines d’action publique les hommes politiques sont-ils le plus attentif ? y a-t-il une spécificité des élus selon leur appartenance politique et selon les configurations locales? L’influence des hommes politiques est-elle partiellement déconnectée des positions institutionnelles qu’ils occupent? » . Cf. Frédéric Sawicki, « Leadership politique : un concept à remettre sur le métier », in Le leadership politique et les territoires. Les cadres d’analyse en débat. 2003, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Res publica », pp. 71-88
[6]Nathalie Ethun et Magali Nonjon, «Quartiers de campagne. Ethnographie des réunions publiques de la liste Martine Aubry à Lille», in Mobilisations électorales. Le cas des élections municipales de 2001, sous la direction de Jacques Lagroye, Patrick Lehingue, Frédéric Sawicki, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, pp. 171-189.
[7] Victoria Verguilla, «Le «pourquoi» d’une mobilisation «exceptionnelle»: Dakhla», in Bennani-Chraïbi Mounia, Catusse Myriam et Santucci Jean-Claude (dir.), Scènes et coulisses de l’élection au Maroc. Les législatives 2002, Paris, Karthala, 2004, pp. 235-264.
[8] Hélène-Laure Menthong, «Vote et communautarisme au Cameron: «un vote de cœur, de sang et de raison», Politique Africaine, n°69, Mars 1998, pp. 40-52.
[9] Anthony Downs, Une théorie économique de la démocratie, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2013, p. 221.
[10]Association Tafra, La responsabilité des élus Dans le cadre de la régionalisation avancée, 2017
[11] Par le truchement du bilan gouvernemental et de son usage à des fins électorales, les candidats du PJD ont su activer une nouvelle ressource politique à leur disposition. Ceci explique pourquoi leur campagne électorale était destinée à entretenir la croyance en l’utilité du travail gouvernemental et à accréditer l’idée qu’il s’agit d’une activité importante, où se joue l’avenir de la société et celui des électeurs. Ceci nous offre l’occasion de réfléchir sur la stratégie de démarcation qui distingue le PJD des autres partis politiques. Cf. Hassan Zouaoui, « La place du pragmatisme dans la stratégie politique du PJD », in www.huffpostmaghreb.com.
[12]Association Tafra, La responsabilité des élus Dans le cadre de la régionalisation avancée, 2017
[13] Il s’agit de ces jeunes diplômés qui terminent leurs études mais qui ne trouvent pas de mécanismes d’insertion dans la vie active, n’arrivent pas à trouver d’emploi du tout, ou bien pas d’emploi compatible avec leurs aptitudes. Il semble donc que la « départicipationisation » aux élections traduit un manque de conviction et de reconnaissance des enjeux politiques. Et l’on peut supposer que la perception d’une élection jouée a pu contribuer à ce sentiment d’inutilité de la décision électorale. Plus qu’une énigme à résoudre, la séquence électorale du scrutin législatif du 07 octobre 2016 donne à voir une sorte de « condensé symptomatique ainsi qu’un raccourci particulièrement saisissant des attributs ou traits de comportement qui ont caractérisé le rapport des jeunes à la politique au cours de la dernière décennie ». Cf. Anne Muxel, « La participation politique des jeunes : soubresauts, fractures et ajustements », Revue française de science politique, n° 5-6, octobre-décembre 2002, pp. 521-544.
[14] L’idée d’entrepreneur politique nous renvoie ici au concept de marché politiques c’est-à-dire le champ « où des agents en concurrence pour le courtage politique tentent d’échanger des biens politiques contre des soutiens actifs ou passifs ». Cf. Michel Offerlé, Les partis politiques, série « Que sais-je ? », Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 22.
[15] Jacques Lagroye avec Bastien François et Frédéric Sawicki, Sociologie politique, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques et Dalloz 2006, p. 363.
[16] L’hypothèse du néo-patrimonialisme part de la catégorie wébérienne de patrimonialisme, décrivant un mode de domination traditionnel exercée par le notable en vertu d’un droit personnel et semi-absolu. James. Bill et Carl. Leiden ont appliqué ce modèle sur les systèmes politiques du Moyen Orient (The middle East. Politics and power. Boston, Allyn and Bacon, 1974). L’Etat ne se distingue pas de la personne du Calife. Ce qui permet à ce dernier de s’approprier la scène politique et de contrôler le processus d’allocation des ressources. L’exemple marocain montre en effet comment la modernisation économique est prise en charge et investie de la fonction de légitimation. Ce faisant une conception néo-patrimoniale de l’économie a été mise en œuvre qui reflétait elle-même les logiques politiques dominantes. En rattachant le secteur public à sa stratégie, l’Etat-makhzen, précise Driss Ben Ali, gère l’économie marocaine « à travers une logique néo-patrimoniale, en ce sens que la finalité ici n’est pas seulement d’accroître le capital mais surtout de transmettre le patrimoine, il faut par conséquent trouver des soutiens clientélistes, distribuer des privilèges, ménager des intérêts, créer des situations de rente (…) Le secteur public apparaît davantage comme un moyen essentiel pour le makhzen d’élargir son espace de contrôle et de réguler à son profit la reproduction sociale. Il participe à une stratégie qui tend à faire prévaloir la logique néo-patrimoniale sur l’efficience économique et à assurer le contrôle politique de l’Etat sur la société civile et son élite économique ». Cf. Driss Ben Ali, « Etat et reproduction sociale au Maroc : le cas du secteur public », Annuaire de l’Afrique du Nord, 1987, pp. 117-131. C’est ainsi que la proximité du centre politique s’avère importante dans la mesure où elle génère des modèles de clientélisme et de contrôle d’autorité plus effectifs que les structures visibles.
[17] Giovanni M.
Carbone, « Comprendre les partis et les systèmes de partis africains.
Entre modèles et recherches empiriques », Politiques Africaine,
n°104/décembre 2006, pp. 18-37.
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