Il m’arrive encore souvent d’être sollicité par des jeunes étudiants, de différentes parties du monde, qui se sont engagés dans un travail universitaire sur Samir Amin et son œuvre. Je peux alors vérifier la place qu’il continue à occuper dans le débat d’idées et dans la pensée de la transformation sociale. Je me rappelle alors l’impact de ses livres en Europe, à la fin des années soixante et le rôle qu’il a joué pour ces générations militantes. Les quelques réflexions qui suivent ne s’inscrivent pas dans une étude académique, c’est une promenade dans la mémoire de quarante années de luttes communes et d’amitié fraternelle.
Quand on me demande de présenter très brièvement Samir Amin, je le décris d’abord comme un penseur qui a choisi de se définir en tant que marxiste du Sud. Un point de vue du Sud, ce n’est pas seulement un changement de perspective, c’est un autre point de vue du monde ; c’est partir du coin aveugle pour éclairer et rendre visible l’ensemble. Le tiers-monde est alors un analyseur qui permet de prendre en compte et de comprendre l’ensemble du monde. Le rapport entre le marxisme et le tiers-monde se révèle particulièrement fécond. Il confirme le caractère universel du marxisme, dans ses catégories d’analyse, en tant que méthode d’approche fondamentale pour la compréhension des sociétés et de leur transformation. Il permet aussi d’enrichir l’approche marxiste, de l’élargir et de la compléter ; de montrer aussi la nécessité, et la possibilité, de la faire évoluer en profondeur pour tenir compte des nouvelles situations. Il s ‘agit aussi, ce qui est plus difficile, de prendre en compte, dans l’analyse du marxisme et des situations, les conséquences, l’intérêt et les limites de l’utilisation du marxisme dans la transformation de ces mêmes situations.
Samir Amin a mêlé dans son œuvre une « économie politique de la décolonisation » avec la « critique de l’économie politique de la mondialisation ». Dès le début des années soixante, il inscrit ses travaux sur le développement dans la perspective de la mondialisation, d’une part, et de l’autre dans le débat sur la transition, sur le passage du capitalisme au socialisme. Son approche du capitalisme périphérique et dépendant prend toute sa profondeur quand on l’inscrit dans l’analyse de l’accumulation mondiale du capital, d’une part, et dans la recherche du dépassement du capitalisme par le socialisme. A partir de la fin des années soixante-dix, la perspective va changer. La reprise en main par les puissances dominantes, à travers la crise de la dette et les conflits militaires, l’évolution du bloc soviétique et l’échec des régimes issus des luttes de libération va ouvrir la crise de la décolonisation. Samir Amin n’abandonnera pas pour autant sa réflexion sur le socialisme, mais il mettra désormais plus l’accent sur la critique du système dominant, sur l’économie politique du capitalisme mondialisé.
Les fondements théoriques
L’ Accumulation à l’échelle mondiale, touffu, dense, est un véritable pavé, au sens offensif du terme. Il embrasse la complexité d’une évolution complexe. Il mêle une théorie novatrice à une critique virulente. Il amorce plusieurs directions fécondes. Il annonce déjà le saut qualitatif dans la mondialisation. On peut le considérer comme la première approche d’une critique de l’économie politique de la mondialisation. Il rappelle aussi la nécessité de situer dans la longue période la nouvelle démarche d’analyse du capitalisme qui sera illustrée par André Gunder Frank et qui trouvera son épanouissement avec Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein.
Le Développement inégal reste un de mes livres préférés. Les premiers chapitres sont une introduction magistrale à l’analyse des sociétés. Samir Amin y fait la preuve de son esprit de synthèse et de son acuité. L’analyse des modes de production et des formations sociales dresse en quelques pages une impressionnante fresque de l’histoire du monde et de l’histoire de ses théories. Il s’agit d’une présentation à la fois épurée et complétée de l’analyse marxiste. Elle prend sa force dans la vision de l’ensemble du monde, avec l’accent mis sur les civilisations qui l’ont constitué et que la décolonisation a rendu visibles. Elle aborde aussi les débats théoriques et politiques que cette approche suscite. La proposition de définir des familles de modes de production et l’élargissement de la famille des modes de production tributaires est une solution particulièrement élégante pour les modes de production lignager et asiatique. Elle permet de rendre compte du débat politique qui va s’engager sur la non-linéarité relative de la succession des modes de production. Ce débat ouvert à partir de la polémique sur le passage obligé par le capitalisme et sur la nature des relations entre les rapports sociaux et le développement des forces productives va prendre tout son retentissement avec l’évolution de la révolution chinoise.
Les chapitres sur l’analyse des modes de production capitalistes proposent aussi une systématisation brillante. Citons notamment les gradations de l’expansion de la forme marchandise au capital, au travail, à la monnaie, aux équipements et à l’ensemble du produit social. Citons aussi la mise en évidence des lois d’évolution et des contradictions insistant particulièrement sur l’inégal développement des forces productives entre les entreprises, les secteurs, les régions et les pays. Ainsi, l’analyse du rapport entre centre et périphérie s’appuie sur cet inégal développement et sur sa reproduction et débouche sur une théorie du capitalisme périphérique en tant que capitalisme dépendant. A partir de cette analyse fondamentale, les apports théoriques vont s’approfondir dans deux directions, la transition au socialisme et la crise de l’impérialisme.
La transition au socialisme
Le dépassement du capitalisme est d’actualité et d’une grande urgence. Il nécessite un travail de deuil sur l’échec des tentatives soviétiques ; travail nécessaire pour explorer les nouvelles voies de construction du socialisme. Confronté aux réalités des transformations sociales et de la planification dans les pays nouvellement indépendants, Samir Amin expérimente l’importance des débats théoriques et le renouvellement que leur apporte la décolonisation. Son analyse du modèle maoïste est très éclairante, elle intègre une critique radicale du système soviétique et met en évidence l’importance des alliances sociales fondées sur la réduction des inégalités de revenus entre villes et campagnes, entre ouvriers et paysans, entre régions. Ce modèle idéel dans la construction du socialisme met l’accent sur le caractère essentiel des inégalités dans tous les processus de transformation sociale. Entêté dans sa fidélité, à contre-courant de l’évolution en Chine même, Samir Amin tiendra à le présenter comme un modèle idéal, en situation.
La discussion sur la transition est constante. Fernand Braudel notait qu’il avait particulièrement apprécié, chez Samir Amin, la différenciation introduite entre les transitions par la décadence, comme dans le cas de l’empire romain, et la transition maîtrisée par la bourgeoisie dans la transition au capitalisme. Cette idée aussi que la transition se prépare dans les périphéries, là où les rapports de forces sont moins figés, où le neuf peut faire son chemin, où l’imagination des dominés et des oubliés peut découvrir les vulnérabilités des dominants.
Dès le lendemain de 1989, après la chute du mur de Berlin, Samir Amin organise, à Dakar, un séminaire sur l’avenir du socialisme pour bien marquer l’actualité et l’importance de préparer le dépassement du capitalisme. J’espère pour ma part le livre que Samir Amin nous doit sur question de la transition et de la construction du socialisme ; un livre qui relira l’évolution de sa pensée et de ses réflexions dans ce domaine et qui proposera sa synthèse à la discussion.
La crise de l’impérialisme
La crise de l’impérialisme est ouverte par la décolonisation, même si la crise de la décolonisation accompagne la décolonisation inachevée. Mais, une crise ne préjuge pas d’une issue favorable. Et, il ne faut pas sous-estimer la capacité à rebondir du capitalisme et de l’impérialisme ; il faut donc faire la part du nouveau et de la permanence des structures du mode de production. La force du marxisme comme approche est justement de pouvoir prendre en compte les différentes instances, de ne pas séparer l’économique du politique et de l’idéologique. Et par là-même de lier l’économie et la sociologie, le politique et le militaire, le symbolique et le scientifique. C’est pourquoi, comme le propose Immanuel Wallerstein, le marxisme s’est imposé comme langage pour ceux là-mêmes qui le contestent et qui le refusent ; comme du temps de la pensée scolastique, la pensée chrétienne a été le passage de son propre dépassement. Samir Amin est conscient de la nécessité de mobiliser toutes les connaissances pour comprendre le monde, mais aussi de rapporter les nouvelles propositions et recherches théoriques à la nécessité soulignée par Marx de « comprendre le monde pour le transformer » et non pour le contempler ou pour le justifier.
La production critique de Samir Amin est continue. Il est prompt à se mobiliser contre tous les nouveaux avatars des théoriciens du capitalisme, de Milton Friedman et l’école de Chicago à la cascade de modernisateurs de la Banque Mondiale. Il est à l’écoute de toutes les approches nouvelles, de l’école de Francfort à l’école de la régulation, de l’école des conventions aux approches écologistes. Il est attentif aux propositions de renouvellement mais toujours vigilant aux effets de mode. Il applique systématiquement à toutes les nouvelles approches un double questionnement : rendent-elles compte de l’exploitation consubstantielle au capitalisme, rendent-elles compte de la domination structurelle dans l’impérialisme ? Rendent-elles compte de la réalité de la question sociale et de la question coloniale, de l’intime liaison entre les luttes de classes et les rapports Nord-Sud ?
De cette critique constante et sans concessions se dégagent continuellement des éclairages renouvelés, des morceaux de théories nouvelles, des préfaces et des articles dans des livres collectifs, des contributions à des séminaires et des colloques. Cette présence continue dans le débat mondial, sur tant de fronts, donne cette image d’explosions d’idées et de dispersion, d’une part, d’ancrage à des références et de fidélité à une pensée qui trouve ses sources dans le marxisme. De temps en temps, trop rarement à mon goût, Samir Amin accepte de retravailler sa synthèse, de nous redonner, dans un livre ou un article éblouissant, une vision d’ensemble détachée de la critique au jour le jour qu’il poursuit inlassablement.
Samir Amin construit patiemment la critique de l’économie politique de la mondialisation. Son approche, explicitée dès 1975 et affinée régulièrement, reste toujours pertinente. Elle s’organise autour de quelques grandes hypothèses : nous vivons une crise structurelle de l’impérialisme qui s’inscrit dans la série des trois dernières grandes crises (celles de 1815-40, de 1850-70, 1914-18) ; il faut tenir compte des caractéristiques de cette crise, des capacités et des tendances naturelles du système à la surmonter ; l’économie mondiale s’organise dans le centre autour des grands monopoles dans quelques secteurs et notamment dans les domaines de l’énergie, de l’information et des télécommunications, des armements ; la périphérie joue un rôle essentiel comme le montre notamment la persistance de la crise de l’énergie et des matières premières ; l’échec du soviétisme et la recrudescence des mouvements sociaux sont à la base du renouveau du marxisme et de l’actualité du socialisme.
Cette approche théorique, conçue comme un combat constant, s’est prolongée dans une réflexion sur la stratégie de transformation sociale dans trois domaines : la question du développement, la question des Etats, la question des alliances sociales et politiques.
La question du développement
Samir Amin est probablement l’économiste qui a abordé avec le plus de pertinence et le plus d’ampleur la question du développement. Il accumule des connaissances et des analyses à partir de ses interventions et de son implication dans tous les débats sur le développement. Il travaille sur la planification indienne, sur la comptabilité nationale au Mali, etc. Il appuie sa réflexion sur l’analyse de situations concrètes. Dans ses premiers livres, il pointe le développement du capitalisme en Côte d’Ivoire qu’il qualifie magistralement, de croissance sans développement ; il étudie le monde des affaires sénégalais ; il analyse l’Afrique de l’Ouest bloquée ; il explore, avec Catherine Coquery-Vidrovitch, l’histoire économique du Congo. Il organise et anime un nombre inimaginable de programmes de recherches et de séminaires de travail sur tous les domaines du développement (agriculture, industries, énergie, éducation, santé, etc.) et sur les politiques de développement dans tous leurs aspects.
La pensée du développement de Samir Amin n’est pourtant pas facilement et unanimement appréciée. Son refus d’une approche du développement enfermée dans l’économique amène les courants académiques, friands de modèles mathématiques, à le citer rapidement sans s’y appesantir. Son marxisme revendiqué sent trop le soufre pour les théoriciens porte-parole des institutions qui, comme la Banque Mondiale, ont conquis l’hégémonie de la parole sur le développement. Pour les marxistes orthodoxes, il parle trop de développement et pas assez des forces productives et sa pensée est trop libre par rapport aux vérités assénées et répétées. Pour les développementistes, sa critique du développement est trop virulente. Pour les professionnels du développement, son insistance sur les contraintes externes et sur les faibles latitudes que laissent les mécanismes de domination est paralysante, ils considèrent donc ces approches comme trop abstraites par rapport à leurs désirs émouvants de « résultats concrets » sans cesse reportés.
Certes, on peut trouver Samir Amin énervant. Il s’entête à camper sur ses positions. Il veut parler de développement depuis le Sud, à partir du Sud. Et il est, dans les pays du Sud, l’économiste le plus connu et le plus reconnu. Il est alors présenté, par certains, comme enfermé dans cette vision du Sud ; donc, forcément, un peu retardé, un peu dépassé, pas vraiment à la pointe ! D’autant, circonstance aggravante, qu’il a toutes les possibilités de bénéficier de la reconnaissance des « centres d’excellence » que se veulent être les universités et les centres de recherches du Nord. Il lui suffirait de le demander et d’arrêter de venir à tout bout de champ dans les rencontres du Nord rappeler que la parole du Sud doit être spécifique !
Samir Amin a toujours inscrit le développement dans la réflexion sur la transition et dans le débat stratégique. Le socialisme est la perspective de la décolonisation dans la mesure où le développement n’est envisageable que dans quelques rares cas exceptionnels pour les capitalismes périphériques bridés par la dépendance. Mais, il n’y a là ni fatalité, ni évolution mécaniste. L’option socialiste est un choix politique volontaire pour ceux qui refusent la domination. D’autant que le développement du capitalisme implique de réduire les espoirs nés de la libération du joug de la colonisation et que la reprise en main peut être sanglante. Malheureusement, il faut bien admettre que l’évolution a donné raison à cette analyse que tant d’esprits forts considéraient comme « hors-sujet » et archaïque.
La question des Etats et des alliances sociales
La décolonisation est une libération nationale et sociale. La stratégie définie par le Congrès de Bakou, dès le début des années vingt, va organiser la convergence entre le mouvement des peuples colonisés luttant pour leur libération nationale et le mouvement ouvrier luttant pour l’émancipation sociale. La révolution nationale, démocratique et populaire est une étape dans la voie de cette libération. Elle induit une conception du développement qui réponde aux aspirations populaires portées par les luttes de libération. Elle implique la construction d’Etats dont les bases sociales ont été préparées par les luttes de libération. On a beaucoup gaussé ces approches, certains les ont rejetées car « trop politiques » ; d’autres les ont ignorées car extérieures au développement. Et pourtant, elles correspondaient à une véritable stratégie en liant la perspective, l’analyse de la période et des situations, la caractérisation des Etats, les alliances sociales et la nature des régimes.
Cette stratégie a réussi en ce qui concerne la décolonisation, mais il faut reconnaître son échec en matière de libération économique, que l’on se contente du développement ou que l’on pousse jusqu’au socialisme. Trois questions se posent alors : comment expliquer l’échec de cette stratégie ? Comment définir la nouvelle période ? Comment définir une nouvelle stratégie ? Samir Amin s’est inlassablement attaqué à ces questions, considérant que le refus de se poser la question des perspectives et des stratégies revenait à entériner la vision inacceptable de la « fin de l’Histoire » chère à ceux qui pensent que le capitalisme sera d’autant plus indépassable que l’on aura réussi à décourager ceux qui veulent le dépasser.
Samir Amin a beaucoup travaillé sur la crise de la décolonisation et sur l’échec des transitions. Les trois causes de cet échec sont aujourd’hui admises : la domination par le Nord et la nature de l’économie mondiale, l’échec des régimes issus de la décolonisation, l’échec de la construction du socialisme. Samir Amin a très largement contribué à faire accepter ces raisons, à les caractériser et à les articuler dans une explication globale. On peut être plus ou moins d’accord avec ses propositions, il faut reconnaître leur pertinence et leur importance dans ce débat essentiel.
Samir Amin a proposé, il y a très longtemps le concept de soviétisme pour parvenir à éviter que le naufrage du camp soviétique n’emporte la perspective du socialisme. Mais, l’évolution des pays de l’Est ne l’a jamais amené à rallier le camp occidental et américain comme tant d’autres qui ont adoré le veau d’or qu’ils avaient brûlé. La réalité du Tiers-Monde et la realpolitik américaine l’avaient vacciné. Il a même pensé que la critique du soviétisme n’impliquait pas une préférence pour un monde unipolaire par rapport à un monde à deux blocs. Sa critique du soviétisme s’est appuyée sur la contestation maoïste de ce modèle et sur l’immense espoir qu’elle avait soulevée. Aujourd’hui, pour nous tous, le travail de deuil sur le modèle soviétique est d’autant plus urgent que l’idée d’ « un autre monde possible » est portée par les mouvements citoyens à l’échelle mondiale.
La nature du système mondial et la reprise en main par les puissances dominantes, qui se trouvent être, étrange coïncidence, les anciennes puissances coloniales est le facteur essentiel. Il est pour Samir Amin le facteur déterminant. Et les faits, têtus comme ils se doivent de l’être, font tout pour le confirmer. C’est ce qui amène certains à reprocher à Samir Amin de sous-estimer la responsabilité des régimes du Sud, voire de les excuser ou de les absoudre. Cette critique a été portée, très médiatiquement, par tous nos anti-tiers-mondistes et autres nouveaux philosophes qui ont trouvé dans les régimes dictatoriaux du Sud le diable dont ils avaient besoin pour croire au Bon Dieu démocratique occidental.
Et pourtant, Samir Amin n’a jamais été tendre avec les régimes du Sud et a continuellement dénoncé leurs dérives. Il a accordé une très grande importance à la base sociale des Etats du Sud. Il est un des premiers à avoir soumis le populisme à une critique radicale ; sous le nom de Hassan Riad, il a écrit avec « L’Egypte nassérienne » un livre annonciateur qui lui a valu bien des ennuis. Mais, Samir Amin, très justement et malgré son attitude globalement critique sait faire la part entre les régimes progressistes et les régimes rétrogrades et fascisants. Ce qui ne l’empêche pas d’analyser sans concessions la montée des populismes et de leur reprocher, à tous, leur dédain de la démocratie et leur absence de perspectives.
Ce que Samir Amin refuse, à très juste titre, c’est l’assimilation abusive entre les Etats et les régimes. Il ne supporte pas cette attitude occidentale qui considère que tout Etat du Sud est forcément, par nature, corrompu et dictatorial ; illégitime en quelque sorte. Pour lui les Etats du Sud sont des Etats comme les autres, critiquables certes, mais contradictoires. Au-delà de cette réaction et de ce rappel, la question de l’Etat est au centre du débat stratégique. Tout d’abord parce que l’Etat est le principal opérateur de la transition et de la transformation sociale. Comme le rappelle Immanuel Wallerstein, le mouvement ouvrier a reconfirmé au 19ème siècle, l’équation stratégique : il faut créer un parti, pour conquérir l’Etat, pour transformer la société. Mais, cette équation qui a permis, à travers ce que Samir Amin a qualifié de transition maîtrisée, de construire le capitalisme permet-elle d’en sortir ? Et comment resituer l’Etat dans une stratégie de transformation de la société et revisiter nos conceptions de l’Etat ?
L’autre aspect de l’Etat dans le débat stratégique concerne le volet géopolitique et la place des Etats dans la situation internationale. Samir Amin y accorde une importance majeure. Un système impérial quelle que soit sa force comporte des contradictions. La nature des régimes peut les conduire à accepter les positions subordonnées, ceci n’épuise pas la logique des Etats. C’est pourquoi l’Europe présente un intérêt même si elle persiste à décevoir. C’est pourquoi aussi les grands Etats du Sud ne doivent pas être sous-estimés. Effectivement, la position du Brésil, de l’Afrique du Sud et de l’Inde dans le conflit à l’OMC sur les médicaments génériques dans le traitement du SIDA a montré que ces Etats, au delà de leur nature, ne pouvaient ignorer le droit à la santé par rapport au droit des affaires. Je me souviens aussi de Samir Amin, expliquant avec un sourire, « il est vrai que le Cedetim et les associations de solidarité internationale sont tellement sympathiques ; mais, dans le cas d’un affrontement avec les Etats-Unis, l’Etat chinois ce n’est pas négligeable ! » Ce refus de tomber dans la mode de diabolisation des Etats du Sud conduit à une attention particulière aux efforts, bien réels, de déstabilisation de ces Etats ; elle peut aussi amener à sous-estimer les luttes de libération quand elles remettent en cause l’unité si difficilement acquise des nouveaux Etats.
La question des alliances sociales et de la définition des nouvelles stratégies est déterminante. Samir Amin se méfie beaucoup des « concepts valises » comme celui de la société civile. Il ne mésestime pas le mouvement associatif. Il en reconnaît l’intérêt au delà de son caractère controversé et contradictoire. Mais, il reste très attentif au caractère fugace des mobilisations et aux effets de mode qui accroissent les risques de récupération.
Comment apprécier les nouveaux mouvements qui se sont manifestés, depuis quelques années, par rapport à la mondialisation libérale ? Samir Amin y a largement participé. Il a constamment rappelé, par rapport aux deux limites de ces mouvements, leur ancrage social dans les classes moyennes du Nord, la nécessité d’associer plus fortement l’ensemble des mouvements sociaux, ouvriers et paysans, et de laisser une place plus visible à la spécificité de la parole du Sud. La place à Porto Alegre, des syndicats, notamment du Sud, et des paysans de Via Campesina va dans ce sens. Il reste toutefois à penser les profonds bouleversements des sociétés contemporaines et la gestation en profondeur d’une société mondiale. Citons notamment les restructurations sociales liées à l’urbanisation, aux nouvelles formes de production, aux migrations et aux diasporas. Citons aussi dans le champ des idées les mutations liées aux mutations de la pensée scientifique. Citons enfin la révolution des années soixante dans les cultures et les comportements.
Une pensée libre et engagée
Cet apport théorique et stratégique de Samir Amin lui a donné une stature particulière ; il n’est pas compréhensible si on le coupe de son engagement politique. Cet engagement, il l’a concrétisé à tous les niveaux. Certes, il est particulièrement concerné par la situation en Egypte et sa sensibilité est à vif sur la douloureuse question palestinienne. Son ancrage permanent dans cette réalité élargit ses préoccupations à l’évolution de l’unité arabe, de la situation de l’Afrique, de l’impact stratégique de l’afro-asiatisme, de la place spécifique du Tiers-Monde. Il est présent dans toutes les grandes mobilisations mondiales et y démontre que sa capacité d’indignation, toujours intacte, n’affaiblit pas l’acuité de ses analyses et la pertinence de ses propositions. Ses analyses sont radicales parce qu’elles s’attachent toujours à mettre en lumière les racines des problèmes posés. Ses propositions sont tranchantes parce qu’elles ne cherchent pas des aménagements de façade, souvent illusoires, mais parce qu’elles s’inscrivent dans la volonté de réformes structurelles de long terme et mettent en évidence l’importance des bouleversements nécessaires si on veut vraiment changer le cours des choses.
A ceux qui sont surpris par la brutalité de certaines de ses interventions, il m’arrive souvent de répondre que l’on peut trouver, quand on l’écoute, que Samir Amin exagère sur la violence des rapports Nord-Sud, sur le caractère particulièrement inacceptable de l’évolution de la situation du Tiers Monde, et dans le Tiers Monde, et sur la responsabilité des pays dominants dans cette évolution ; mais il faut bien admettre, quand on observe la réalité, ne serait-ce qu’à travers la relation qui est donnée par les médias les plus modérés, qu’il n’est même pas sûr qu’il aille assez loin.
Samir Amin est un producteur d’idées nouvelles. Mais, il n’est pas un producteur solitaire ; sa pensée nourrit celles des autres et se nourrit d’elles. Il excelle à se saisir d’une ouverture dans un débat, à la tourner et la retourner, à la jauger à partir de son point de vue, à la réinterpréter à partir du refus de la domination du Sud, de la critique du capitalisme, de la construction du socialisme. Les idées nées de la discussion ne restent pas pour lui des souvenirs oubliés, il les reprend et les fait revivre en les intégrant dans ses systématisations, en les déployant dans des longs développements.
Il a une haute conception du débat intellectuel et n’hésite pas à polémiquer sans concessions, oubliant parfois que la violence de ses assauts peut blesser, refusant de prendre en compte la force que lui confère une position vécue par beaucoup de jeunes comme relevant du mythe. Et pourtant, le Samir Amin rugueux des débats publics est indissociable de celui qui est d’une attention constante aux personnes, à leur situation, à leur personnalité. Il sait tempérer sa fougue et sa polémique par une « nokta », une de ces délicieuses anecdotes pertinentes et bienvenues. Sa profonde et vivace culture égyptienne lui permet de combiner la colère contenue devant l’injustice, la patience séculaire des peuples du Nil et un humour ravageur à fleur de peau. Il a toujours accordé une attention soutenue à chacun, dans ses programmes et dans toutes les institutions qu’il a dirigées ; il en a fait des lieux d’accueil et de formation des jeunes, des refuges pour ceux qui étaient inquiétés, poursuivis et qui pouvaient venir se ressourcer, se renforcer et traverser les moments difficiles. Il a su mettre son caractère et son entêtement au service d’un travail collectif, généreux et ouvert.
Samir Amin aurait pu être un intellectuel choyé par ceux qui détiennent les pouvoirs ; il a choisi de ne pas l’être et a préféré dénoncer de manière opiniâtre l’occidentalo-centrisme. Il aurait pu être la référence et l’alibi des bourgeoisies d’Etat ; il a choisi de ne pas l’être et a préféré critiquer sans concessions les impasses des régimes construits sur l’héritage confisqué des libérations nationales. Samir Amin donne l’exemple d’un esprit vigoureux et créateur, d’un homme libre et engagé.
Gustave Massiah
CEDETIM
Avril 2002
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