Il y a des personnes avec lesquelles vous pouvez entretenir des relations sur une période significative, que vous croyez connaitre, mais tôt ou tard vous finissez par vous rendre compte que vous ne connaissez d’eux que quelques facettes, et que bien des dimensions, peut-être plus importantes, vous restent inaccessibles. Feu Si El Hihi appartient à cette catégorie de personnes aux ressources inépuisables.
Comment nous sommes nous connus ? Peut-être était-ce à l’occasion d’une visite que comme un des fondateurs d’une association pour le grand Maghreb lui avons rendu pour l’inviter à la soutenir et en faire partie ? Peut être aussi à la suite d’une conférence organisée dans la salle Soumaya à proximité de son domicile nous avait-il invité à prendre un verre de thé chez lui ? Peut être même lorsque j’avais donné à mes étudiants comme sujet de mémoires de fin d’études « Les associations marocaines », l’étudiant ou l’étudiante chargée du mémoire sur l’AMEJ m’informa que Si El Hihi souhaitait me rencontrer ?
Puis nos relations se sont renforcées au fil des jours. Le hasard nous a fait voisins. Nous échangions des visites entre nous. Nous eûmes également l’occasion de nous retrouver à l’étranger, à Paris, où il se rendait durant de longues années afin de voir les membres de sa belle-famille installée là-bas. Je trouvais remarquable ce séjour familial assidu et l’habitude qu’il avait prise chaque été de prendre sa voiture, de prendre la route, de se rendre à Paris, d’y rester le temps qu’il fallait, régulièrement, pendant des années, avec la petite famille de Ben Barka.
Nous eûmes également à nous déplacer ensemble au Maroc à plusieurs reprises : ainsi je l’ai accompagné lors d’une visite chez Yousfi enfin de retour dans le pays ;souvent à Casablanca pour nous entretenir avec Lefqih Basri. Il m’invita à plusieurs reprises au siège de l’AMEJ, structure qu’il a gérée durant des décennies, et à laquelle son nom jusqu’à aujourd’hui reste lié. Nous participâmes aussi aux grandes réunions à portée fondatrice de la société civile qui eut lieu au début des années 90nous nous sommes déplacés notamment à Tanger, Casablanca, Marrakech, …
Il convient de ne pas oublier lorsque l’on parle de feu El Hihi dans le contexte particulièrement animé de l’époque notamment tous les débats liés à la future expérience de l’Alternance.
Ces éléments de portrait peuvent être complétés par d’autres traits comme par exemple le fait qu’il ne se départissait jamais dans ses rapports avec les autres acteurs politiques d’une politesse aussi extrême que naturelle, d’une correction sans faille, quel que soit le degré de conflictualité ou de tension atteint autour de lui. De même était frappante sa grande sensibilité vis-à-vis des principes moraux fondamentaux, (la sincérité, l’intégrité, l’honnêteté, la droiture, le sacrifice de soi…). Ses comportements quotidiens exprimaient constamment un système des valeurs qu’il imputait au Mouvement national. En le fréquentant on ne pouvait pas non plus ne pas noter que cet homme était d’ordinaire proprement et élégamment habillé, tr, souvent cravaté en costume ou en habit traditionnel bien soigné et choisi avec goût, comme dans une autodiscipline stricte concernant sa façon d’être avec soi et avec les autres.
Je voudrais dans ce témoignage faire ressortir ce qui me semble être les principales caractéristiques du personnage :
-D’abord, Si El Hihi était une mémoire vivante de parties importantes de l’histoire du Mouvement national et de ce qui est devenu avec le temps la gauche marocaine. Souvent il jouait le rôle de repère, de grand timonier, d’instance permettant de valider ou d’invalider un fait historique, de confirmer ou de démentir des séquences, des documents, des débats qui ont contribué à faire la vie du parti, son parti (l’UNFP, puis l’USFP), le mouvement national, le récit de la gauche, et le pays. Il pouvait rectifier, remettre les choses en l’état, dire comment elles se sont réellement passées : sur telles expériences, telles actions, telscongrès, telles réunions, telles répliques…Et pas seulement ce qui se rapporte à la route de l’unité…
-D’autre part, Si El Hihi avait des compétences de conciliateur et de médiateur indéniables. Il avait la capacité de rapprocher des points de vue radicalement opposés, d’établir entre les interlocuteurs le dialogue, et même de dégager des compromis. J’ai eu souvent l’occasion de l’observer. Par exemple en 1989-90, à la suite de la décision de créer l’OMDH par des partis issus du Mouvement National et d’autres partis, l’AMDH, où s’étaient repliés des éléments de la gauche en désaccord avec eux par rapport aux enjeux de l’époque, fut comme désertée par certains responsables et du coup paralysée. Une commission fut créée pour redonner vie à la structure. Je fus invité à en faire partie auprès d’un certain nombre de grands militants des droits de l’homme comme maitres Benamer, Chtouki, Sassi, Ahmed Benjelloun, Abadarin, Abdelhamid Amin…Les multiples réunions préparatoires étaient remplies de différends, de désaccords, de points de vue divergents, voire contradictoires. J’ai pu observer alors les habiletés de médiateur calme, serein, et transcendant de Si El Hihi. Il réussissait à chaque coup à ramener ces divergences à leurs justes proportions, à réduire les écarts entre les positions des acteurs et à trouver des compromis. Il avait cette capacité de remettre de l’ordre dans les idées échangées entre les interlocuteurs, de pacifier les antagonismes, et de créer du consensus.
-Par ailleurs, chaque fois qu’il rappelait les faits et gestes de son beau-frére, El Mehdi Ben Barka, et la vie peu ordinaire de celui-ci, il mentionnait en insistant sur une préoccupation majeure du grand opposant disparu, vraisemblablement éliminé physiquement : le souci de la formation des jeunes. Ce souci répétait-il occupait une grande place dans l’esprit de Ben Barka. Mais lui-même tout au long de sa vie de cadre du parti de haut niveau, et de responsable chargé de créer et d’encadrer les secteurs de la jeunesse et des femmes, et d’autres taches de nature civile au sein de l’organisation politique où il agissait, il priorisait l’éducation politique, citoyenne, civile. Il appréciait ce statut quasi officiel d’éducateur dans les organisations politiques, sociales et civiles où il était impliqué. De manière répétitive, tous ceux qui se souviennent de lui martèlent cette dimension essentielle dans le profil du personnage. Beaucoup de militants aujourd’hui séniors se souviennent de lui comme de celui qui a été leur formateur.
-Si El Hihi était aussi un acteur politique. La scission survenue au sein de l’USFP de 1983 fut un tournant dans sa vie politique. Il essaya de rapprocher les points de vue divergents, mais comme El Jabiri il ne réussit pas dans cette tâche et décida alors de se retirer. Très apprécié par Abderrahim Bouabid, le dirigeant emblématique de l’USFP, dont il était très proche tant qu’il était au parti, celui-ci l’ignora cependant après son retrait, rapportent nombre de témoins. Après cette fracture, il se retira lui le compagnon fidèle de Ben Barka, et qui était la plupart du temps d’accord avec lui sauf sur la scission de l’Istiqlal en 1959 qui donna jour à l’UNFP. Mais ce retrait du parti ne l’empêcha jamais de se sentir investi de la mission d’unifier les forces de gauche, d’œuvrer pour son unité. Il avait ses analyses, ses positions et même son mot à dire sur les événements qui se déroulaient en ces débuts de la décennie 90, sur leurs enjeux et les positions qu’il fallait adopter.
-Cette sortie de la vie politique a mené Si El Hihi à s’ancrer plus fortement dans la vie associative me semble-t-il. En réalité la vie politique et la vie associative l’ont happé très tôt, quasiment en même temps. Nombre de témoins rapportent que néanmoins il insistait sur l’indépendance des organisations de la société civile par rapport aux organisations politiques. Au concept par lequel dans leur langage les partis politiques désignaient la dépendance des associations investies par leurs militants, sympathisants ou compagnons de route, à savoir « les organisations parallèles », il opposait le principe de l’autonomie des associations. Pleinement acteur associatif, son nom est devenu indissociable de l’AMEJ, une des figures emblématiques de la première vague d’associations créées au lendemain de l’indépendance. Si El Hihi rapportait lui-même que Ben Barka lui a fait promettre de veiller sur la bonne santé et la durabilité de l’AMEJ. Sa forte implication dans la vie associative s’est poursuivie entre autres dans le projet de relance de l’AMDH, entre autres. Il était toujours présent dans les grandes réunions du mouvement associatif marocain.
Sa disparition subite est survenue en plein gouvernement de l’Alternance après une maladie qu’il avait tenue cachée à ses amis.Sa mort a été ressentie par nombre de militants pour lesquels il comptait comme un fait symptomatique concernant toute une génération qui commençait à s’en aller. Un hommage lui fut rendu par el Yousfi au théâtre Mohammed V à Rabat. J’ai écouté jusqu’au dernier les discours prononcés par les orateurs successifs. La mort de Si El Hihi était pour moi comme une perte personnelle. Un autre ami venait de partir.
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